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État classificateur et défense des libertés, par Emmanuel Terray

jeudi 10 septembre 2009


Voir en ligne : Section de Toulon de la LDH

L’arrêté créant le fichier Base-élèves a été publié le ler novembre 2008 après quatre années de débats tendus. Même si la version finale marque un progrès par rapport à des projets initiaux très inquiétants, la méfiance des associations et des personnels ne désarme pas. Dès le 3 novembre, la Ligue des droits de l’Homme demande que de nouvelles discussions s’ouvrent en vue d’obtenir toutes les garanties nécessaires à une application de cet arrêté conforme aux droits des élèves et de leur famille. Depuis cette date, les oppositions se multiplient, venant des associations comme des syndicats, des enseignants comme des élus. Comme l’écrit François Nadiras (« Hommes et libertés », n° 146, p. 49), « considérant qu’on leur demande de rompre le pacte implicite de confiance qui les lie aux parents, des directeurs refusent d’entrer les données de leurs élèves dans Base-élèves. Menaces et sanctions ne parviendront pas à venir à bout de cette résistance » [1].

Je voudrais dire ici mon entière solidarité à toutes celles et à tous ceux qui sont engagés dans ce combat. Il s’agit d’un problème sur lequel je n’ai aucune compétence particulière, mais les analyses des adversaires de Base-élèves – notamment celles qu’ont présentées, au sein de la LDH, Françoise Dumont, François Nadiras, Alain Weber parmi d’autres – sont suffisamment informées et argumentées pour éclairer et convaincre le plus profane des profanes.

Pour contribuer à la réflexion, j’aimerais introduire le point de vue d’un anthropologue, puisqu’après des études de philosophie, c’est ce métier que j’ai exercé pendant près de quarante ans. La création de Base-élèves me semble traduire une nouvelle apparition de ce spectre tenace et redoutable qu’est l’État classificateur. Plus précisément, la rage de classer me paraît l’un des fantasmes constitutifs de l’État, et ce n’est certainement pas un hasard si les premiers documents écrits qu’ait mis au jour l’archéologie, au Proche-Orient comme ailleurs, sont des inventaires de propriétés publiques et des recensements fiscaux.

Qu’est-ce que l’État classificateur ? Toute société est composée d’une multiplicité d’individus infiniment divers ; chacun d’eux a son histoire et sa personnalité propre, et cette originalité est irréductible : dans le monde des êtres humains, il n’y a pas eu jusqu’à présent de clones. Logiquement et chronologiquement, ce sont donc la variété et l’hétérogénéité qui sont premières.

À présent, Platon nous expose dans Le Politique que le gouvernement idéal serait celui qui saurait prendre des mesures adaptées à chaque individu singulier, à chaque situation particulière. Mais ceci impliquerait chez les gouvernants l’existence d’une science infiniment précise, qui saisirait chaque individu et chaque situation dans sa spécificité. On peut conclure avec Platon qu’une telle science et le gouvernement idéal qu’elle rend possible ne sont pas à la portée des pauvres êtres finis que nous sommes.

Que vont alors faire les gouvernants ? Leur première tâche sera de réduire au maximum cette diversité et cette complexité. Pour atteindre un tel objectif, ils useront de deux procédés ; en premier lieu, ils essaieront de regrouper les situations jugées analogues dans une même rubrique, et de définir ensuite la réaction appropriée à chaque rubrique. Par exemple, « ceux qui commettent des vols seront emprisonnés » ; bien entendu, il y a mille occasions et mille manières de voler, mais elles sont assimilées les unes aux autres sous l’étiquette du vol, ce qui permet de prévoir à leur encontre une sanction déterminée. On l’aura compris, ce premier procédé revient à établir des lois générales, en laissant aux juges une certaine liberté pour les adapter à la diversité des cas.

Mais le second procédé consiste alors à appliquer le même traitement aux individus. Ici encore, impossible de prendre en compte l’irréductible singularité de chacun. On choisira donc un certain nombre de propriétés regardées comme caractéristiques ; on combinera ces propriétés entre elles, et chaque combinaison permettra de dessiner une sorte d’archétype, par exemple : individu de sexe féminin, d’âge inférieur à cinq ans, ainée de trois autres enfants, née dans une famille rurale etc. A chaque archétype correspondra dès lors une catégorie où figureront tous les individus présentant les propriétés constitutives de l’archétype.

Grâce d’une part à la loi, et d’autre part à la répartition de la population en catégories, l’État se donne le sentiment d’avoir maîtrisé la matière chaotique qu’il est appelé à gouverner. Une remarque, toutefois : l’opération de distribution des individus que je viens de décrire reproduit exactement la méthode utilisée par Buffon, par Linné et par leurs émules pour classer les plantes et les animaux. Ce que nous avons appelé archétypes, ce ne sont rien d’autre que des espèces : chaque individu présente les caractères de l’espèce ; il suffit donc de connaître ces caractères pour connaître en quelque sorte d’un seul coup tous les membres de l’espèce : pour autant que ceux-ci possèdent d’autres traits, encore, ces traits sont considérés comme secondaires, inessentiels, et servent tout au plus à la délimitation des variétés.

Nous savons bien cependant que les frontières entre les espèces ne sont pas infranchissables : dans la nature, il y a des hybrides, il y a aussi des monstres. En ce qui concerne les êtres humains, qui sont très peu déterminés à leur naissance, l’espace de liberté concédé à chacun est beaucoup plus important, et beaucoup plus nombreuses sont les possibilités de transgresser les limites de la catégorie à laquelle on a été primitivement assigné. Il y a là pour l’État un premier souci : si chacun reste dans sa « case », il a le sentiment de connaître la réalité et il se croit en mesure de prévoir les comportements ; du coup il se juge capable d’agir. Mais la fluidité inéluctable des regroupements le place en situation difficile : pour y faire face, il s’efforcera d’une part de suivre les évolutions des uns et des autres, ce qui exigera l’intervention permanente d’un système de surveillance et de contrôle développé ; d’autre part, il tentera de réduire au minimum le nombre des déviations et des transgressions possibles, en criminalisant certaines d’entre elles, en essayant de dresser l’opinion publique contre d’autres.

Dans une telle perspective, les populations inassignables et incontrôlables sont perçues par l’État comme des périls mortels, le menaçant en quelque sorte dans son essence même. On se rappelle le sort cruel réservé par la société médiévale aux vagabonds, décrits comme des êtres « sans feu ni lieu ». Plus tard, Michel Foucault montre très bien dans son Histoire de la Folie comment l’État classique a enfermé dans les mêmes prisons, les mendiants, les délinquants, les fous, les débauchés, les débiteurs insolvables, etc. bref tous les déviants par rapport aux normes sociales reçues. À l’occasion des conquêtes coloniales, face à des populations livrées sans défense aux nouveaux pouvoirs, le délire classificateur a pu se manifester sans entraves, et cela nous a valu les extravagants découpages « ethniques » dont l’anthropologie a eu tant de mal à se libérer. De nos jours, la traque des sans-papiers, la persécution des gens du voyage procèdent du même esprit : pour l’État classificateur, l’ennemi numéro un, c’est évidemment l’inclassable, celui qui ne figure sur aucun registre, celui qu’on ne retrouve dans aucun décompte.

Et les enfants, me dira-t-on ? En premier lieu, comme chacun le sait, les enfants sont fantaisistes, capricieux, instables ; ils obéissent à leur imagination ou à leur rêve ; il est donc malaisé de les étiqueter. Mais surtout, en quelque sorte par définition, l’enfant a son avenir devant lui, et cet avenir est très largement ouvert ; même s’il est possible de repérer un certain déterminisme statistique, celui-ci ne préjuge en rien de la destinée de tel ou tel individu considéré isolément. Pour toutes ces raisons, le monde de l’enfance apparaît largement réfractaire aux opérations classificatrices de l’État : d’où l’urgente nécessité de lui appliquer des traitements spéciaux.

La transparence est aujourd’hui une valeur unanimement célébrée. Pour aller à l’opposé de ce culte consensuel, j’aimerais souligner qu’une certaine opacité du corps social vis-à-vis de l’État est une condition nécessaire de la liberté de chacun. Face aux intrusions indiscrètes du pouvoir et de ses serviteurs, le secret est souvent le meilleur des boucliers : plus nous maintiendrons l’État dans l’ignorance, mieux nous protégerons cette autonomie qui est la définition même de notre humanité.

par Emmanuel Terray, le 6 septembre 2009
anthropologue, membre de la LDH


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