KINOKS

ni un journal ni un blog

Accueil > SOLIDAIRE > Menace sur les sciences humaines

Point de vue

Menace sur les sciences humaines

Source : LE MONDE | 26.10.07

vendredi 26 octobre 2007


Les pouvoirs publics seraient-ils hostiles à l’érudition, aux sciences humaines et aux sciences sociales ? Ils ne donnent pas l’impression, en tout cas, de vouloir en préserver les conditions d’exercice au niveau qui a rendu possible, depuis plus d’un siècle, le rayonnement de la France sur la scène intellectuelle mondiale. C’est ce dont témoigne le sort aujourd’hui réservé à deux des institutions les plus prestigieuses de notre pays : l’Ecole pratique des hautes études (EPHE), créée par Victor Duruy en 1868, et l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) qui, après s’être développée dans le cadre de l’EPHE, est devenue autonome en 1975, sous l’impulsion de Fernand Braudel.

Ces deux établissements ont permis l’épanouissement d’oeuvres puissantes et originales, celles de linguistes comme Ferdinand de Saussure, Emile Benveniste ou Antoine Meillet, d’orientalistes comme Sylvain Lévi, Louis Massignon ou Henri Corbin, de comparatistes comme Georges Dumézil, d’anthropologues comme Marcel Mauss, Claude Lévi-Strauss ou Louis Dumont, d’historiens comme Gabriel Monod, Lucien Febvre, Henri-Jean Martin, Charles Morazé, François Furet, Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, Mirko Grmek, Emmanuel Le Roy Ladurie ou Jacques Le Goff, d’un sémiologue comme Roland Barthes, d’un sociologue tel que Pierre Bourdieu, d’un psychosociologue comme Serge Moscovici, de philologues tels que Gaston Paris ou Jean Irigoin, de philosophes tels que Jacques Derrida, Claude Lefort ou Cornélius Castoriadis, sans oublier le psychanalyste Jacques Lacan ou encore le cinéaste Jean Rouch.

Ils ont formé des générations de chercheurs de haut niveau, de réputation internationale, qui ont contribué, par leur travail, au maintien en actes d’une définition exigeante de l’érudition, des sciences humaines et des sciences sociales.

Pour cause de travaux de mise aux normes de sécurité dans la Sorbonne, d’un côté, et de désamiantage d’un bâtiment situé boulevard Raspail de l’autre, l’EPHE et l’EHESS sont l’objet d’une décision prise au mois d’août par les pouvoirs publics leur imposant un déménagement en septembre 2008 dans la commune d’Aubervilliers, au nord de Paris.

Il s’agit d’une zone où rien n’est encore prêt pour les accueillir : on ne trouve actuellement sur les lieux que des entrepôts et l’immeuble de bureaux en construction que l’Etat entend louer pour ce relogement improvisé et précipité. Autour, ni habitations, ni résidents, ni vie sociale, ni commerces, ni espaces verts. Plus grave encore pour des chercheurs : ils seront désormais à l’écart des bibliothèques et des fonds spécialisés dont la fréquentation assidue est vitale pour leurs travaux.

La plupart des étudiants de l’EPHE et de l’EHESS fréquentent traditionnellement les grandes universités installées à Paris - et vice versa. La transplantation à Aubervilliers rendra désormais très difficile l’accès à cette pluralité d’enseignements et d’apprentissages, cette circulation intellectuelle, véritable marque de fabrique, jusqu’ici, de tant de générations d’étudiants. Et elle brisera des synergies fructueuses entre les deux écoles et leurs nombreux partenaires parisiens (universités, grandes écoles, centres de recherche, etc.).

Par ailleurs, une des spécificités de ces deux écoles, comme d’ailleurs du Collège de France, est d’accueillir en grand nombre des auditeurs libres de tous âges, de tous milieux, sans condition préalable de diplômes ou de formation, selon une tradition qui remonte au XIXe siècle. Ces auditeurs, parisiens, banlieusards et parfois provinciaux, suivront-ils l’EPHE et l’EHESS dans un lieu excentré et actuellement très mal desservi par les transports en commun ? On peut en douter. Et l’on aura ainsi coupé un lien essentiel entre la science qui se fait et la société civile.

Paris finira-t-il par devenir un immense centre commercial avec ses enseignes de prestige, une ville musée pour touristes, avec ses logements aux loyers inabordables, une cité débarrassée de ses empêcheurs de penser en rond, de ses intellectuels, de ses étudiants, de ses librairies, de ses bibliothèques, de cet esprit critique et de cette créativité qui ont longtemps fait sa renommée ?

Le Quartier Latin est pour nous bien plus qu’un "lieu de mémoire". La concentration au coeur de l’espace urbain d’un grand nombre d’institutions intellectuelles (l’ENS Ulm, Sciences Po, le Collège de France, la Sorbonne, l’Ecole des chartes, l’Ecole des mines, etc.) présente les propriétés d’un véritable campus. Un campus n’est rien d’autre, en effet, qu’un espace de concentration des ressources intellectuelles nécessaires à la recherche, dans une proximité spatiale qui favorise les échanges et les rencontres entre des chercheurs, des enseignants, des étudiants. C’est précisément un agencement de ce type qui permet de saisir les opportunités dont se nourrit l’innovation.

Si ce projet devait aboutir, deux institutions qui jouent un rôle de premier plan dans la recherche française et qui ont fait leurs preuves là où elles se sont développées seraient ainsi transplantées en un lieu inadapté où elles ne pourront que s’étioler. La mise aux normes de sécurité et le désamiantage qui sont, certes, des obligations réglementaires, servent d’alibi à une opération de démantèlement qui ne dit pas son nom.

Les pouvoirs publics doivent impérativement avancer d’autres solutions de relogement, qui garantissent à l’EPHE et à l’EHESS les conditions indispensables à l’exercice de leur activité. A défaut, il y a lieu de craindre que cette relocalisation désastreuse n’aboutisse à sacrifier les exigences de créativité et de liberté de la recherche et de l’enseignement à un pur calcul de rentabilité à court terme.
Aujourd’hui l’EPHE et l’EHESS sont en première ligne. A qui le tour demain ?

Philippe Descola, Claude Hagège, Françoise Héritier, Michel Tardieu, professeurs au Collège de France ;

Jean-Christophe Attias, Esther Benbassa, Alain Erlande-Brandenburg, Jean-Michel Leniaud, Charles Malamoud, Brigitte Mondrain, Hedwige Rouillard-Bonraisin, directeurs d’études à l’EPHE ;

Alain Blum, Luc Boltanski, André Burguière, Robert Descimon, Vincent Descombes, Pierre Encrevé, Maurice Godelier, François Hartog, Jean Malaurie, Yan Thomas, Alain Touraine, Michel Wieviorka, directeurs d’études à l’EHESS ;

Cyril Lemieux, maître de conférences.


Suivre la vie du site RSS 2.0 | Espace privé | SPIP | squelette - conçu par jlg