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"Seattle ? Plutôt Millau !" par Alain Rollat - Le Monde

jeudi 24 janvier 2002

A propos du film "Les rêves de la main" de Jean-Luc Galvan et Renaud Verbois.


IL EXISTAIT à Millau, au début du XXe siècle, des ouvriers et des ouvrières dont les mains possédaient le secret de faire chanter le cuir en le pétrissant. On les appelait les gantiers.Ils étaient nobles et fiers. Leurs ancêtres avaient le droit de porter l’épée. Les gants qu’ils peaufinaient avaient conquis l’Amérique bien avant le blue-jean. Ils se transmettaient leur savoir-faire de père en fils, de mère en fille. Cela se passait, en effet, à l’époque où les enfants avaient la chance de voir leurs parents travailler et même prendre du plaisir à aller à l’atelier, du matin au soir, pour 30 F par jour (15 F pour les femmes) sans congés payés.

Leurs mains étaient devenues magiques à force de caresser les cuirs. Elles entretenaient avec cette matière élastique une relation intime si épidermique que sous leurs doigts, la moindre peau de mouton, pécari ou loutre ressuscitait sous forme d’objet d’art. C’est en pensant au pouvoir poétique de ces mains-là que Gaston Bachelard écrivit : "Quand une matière toujours neuve, en sa résistance, l’empêche de devenir machinal, le travail de nos mains redonne à notre corps, à nos énergies, à nos expressions, aux mots mêmes de notre langage, des forces originelles. Enlevez les rêves, vous assommez l’ouvrier. Négligez les puissances oniriques du travail, vous diminuez, vous anéantissez les travailleurs."

En cherchant bien, on trouve encore, à Millau, dans les décombres de la mégisserie aveyronnaise, quelques rêveurs capables d’ultimes chefs-d’œuvre. Leur pouvoir tactile sait encore faire la différence, d’une simple caresse du bout des doigts, entre une peau moelleuse et une peau veloutée, entre le grain paillé et le grain pétillé. Leur expérience garde en mémoire les coups d’assommoir des premières OMC : "Quand les ouvriers de Porto-Rico ont arraché 8 dollars par jour à leurs patrons, toute la production a quitté Porto-Rico pour l’Indonésie..."

La Cinquième donnait la parole à ces rescapés, lundi après-midi, dans un film de Jean-Luc Galvan et Renaud Verbois merveilleusement écrit. Il y avait là Jackie, Claude, Paulette, Jean, Georges, François, Richard, Christian, etc. : La ganterie, disaient-ils, c’était une culture... Un bon ouvrier, il faut que sa cervelle se régale au travail... Il faut qu’il se sente au centre de l’univers... La valeur, c’est l’homme... Le maître, il faut que ce soit le travail, pas le fric, sinon on fait du boulot dégueulasse..." Si nos gouvernants avaient à cœur de faire du bon boulot, ils auraient l’élégance de s’en remettre aux derniers gants de Millau pour relever celui de Seattle.

Alain Rollat - Le Monde - mercredi 24 novembre 1999


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