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Note d’intention : L’homme aux trois visages

jeudi 1er décembre 2005


Mais le monde ne se possède pas. Il échappe à ceux qui veulent en jouir. Aussi les grands innovateurs de l’humanité furent-ils des nomades, qui se nourrissaient non des incidents mais de la relation, et qui chaque fois transgressaient les règles de la territorialité.

J.M.G. Le Clézio - Ailleurs au monde - mars 1999.

Des extraits de ma note d’intention

J’ai appris la mort de Bruno Gaultier qui est à l’origine de ce film par Michel, son chef opérateur, un ami commun.
Quelques mois plus tard, sa compagne Sophie et la structure qui produisait son documentaire m’ont proposé de finir pour Bruno ce qu’il avait commencé.

Le tournage avait déjà été entamé, la partie africaine. Il restait la partie française et surtout les entretiens, le plus délicat d’après Michel : Bruno jusqu’à présent n’avait qu’approché et « encerclé » son sujet. C’était sa technique. Il avançait par touches successives jusqu’à atteindre le cœur du film.

Pour mener à bien ce travail, j’avais à disposition une partie des rushes, des copies vhs de deux documentaires réalisés par Bruno et son premier jet d’écriture. J’ai décidé de rencontrer le personnage principal du film, Jean-Luc Bigot, l’homme aux trois visages.


L’homme aux trois visages

Jean-Luc Bigot, 47 ans environ, est médecin généraliste dans un petit village du frontonnais. Il y a une vingtaine d’années, il a lancé avec des amis une ONG au Niger.

En 1985, Jean-Luc Bigot effectue sa coopération en tant que médecin au Niger quand il est sollicité par Hamadou Boubakar, bénévole nigérien de l’ONG Caritas, pour venir en aide aux Peuls et aux Touaregs réduits à la misère par la grande sécheresse du Sahel. Il accepte de dispenser des soins à ces populations, puis il crée en 1987 avec l’aide de Hamadou l’association Nomade. Objectif : offrir à ces éleveurs sans bétail, à ces nomades figés par la pauvreté une halte de repos et de soins, à 15 kilomètres de Niamey. C’est ainsi que, par la volonté de Djako Baba, surnom africain de Jean-Luc Bigot, est né Koira Tedji, "nouveau village" en langue Djema.

Une à deux fois par an, Jean-Luc Bigot se rend à Koira Tedji. La “halte” des origines, qui a depuis essaimé en quatre villages distincts, est devenue une véritable agglomération. Il y fait escale pour saluer de vieilles connaissances et rejoint Koira Margou, un autre « nouveau village » en pleine brousse africaine, à une centaine de kilomètre de Niamey. Les habitants s’y sont installés après y avoir reçu des soins, y ont ramené leurs proches.

« Ne donne pas du poisson à l’homme qui a faim mais apprends lui plutôt à pêcher. »

Cette phrase revient comme un leitmotiv dans les explications que me donne Jean-Luc Bigot.
Il me dit que l’humanitaire a provoqué une grande émulation. Mais maintes associations mènent des actions avec une visée à court terme, entraînant une dépendance des populations.

A l’inverse il développe patiemment des solutions simples et peu coûteuses qui visent à leur autonomie. Cette démarche d’ailleurs intéresse de grandes ONG qui viennent s’en inspirer et l’interroger sur sa manière d’éviter les pièges de l’aide humanitaire.

Fabriquer les cases en terre pour ne plus utiliser le bois. Planter des arbres pour ralentir l’avancée du désert et produire de la gomme...

Un des principes d’action de l’association Nomade est qu’il ne suffit pas de réinsérer les familles sans ressources, mais qu’il faut aussi qu’elles restent puis qu’elles fassent venir leurs proches. Mais comment créer de l’activité pour tous ?

La solution mise en œuvre est la politique de "l’embouche" : le prix de l’agneau, avancé par l’association sera remboursé une fois que l’animal aura engraissé et fourni une progéniture ; l’enfant qui a sa planche de travail à l’école y cultive des agrumes qu’il vend : une partie de son revenu est épargnée pour l’achat d’autres graines et le remboursement de son crédit ; l’école lui apporte à la fois de quoi manger et de quoi étudier.

A rebours d’une logique d’assistance, Nomade promeut des activités génératrices de revenus.
Mais plus encore, elle essaie d’allier cela à un apprentissage - une redécouverte ? - de la démocratie : décider ensemble avec les habitants de créer une maternité et de former des « matrones », de construire une bibliothèque sans bois, de finir l’internat, de mettre en route un jardin de plantes médicinales, d’échanger le mil avec les plus démunis....

En France, notre personnage ne peut pas rester inactif. En plus de son métier de médecin de campagne, de ses gardes à l’hôpital, de la gestion de son association, il organise des conférences, des expositions, parraine des étudiants de l’école de commerce pour la récolte de fonds afin de construire un internat à Koira Margou ... Mais cela ne lui suffit pas.
« J’ai besoin du contact avec le terrain » me confie-il. Aussi avec ses amis Jean Claude et Ronald monte-t-il pour le Comité de Coordination pour la Promotion Sociale une campagne de prévention contre le saturnisme dans les camps de Tziganes sédentarisés près de Toulouse.

Médecin généraliste et responsable d’une ONG, cela ne fait que deux visages. Le troisième, c’est celui de « Mr Dood ».

Le week-end notre personnage tombe la blouse blanche et revêt son habit de rire, celui d’un magicien clown : il donne des spectacles au bénéfice de son association.

Ancien saltimbanque, Jean-Luc Bigot, a hésité longtemps entre le chapiteau du cirque et le cabinet médical. Abandonnant les tournées en caravane, il a fait le choix de se « sédentariser » comme le font momentanément des nomades du Niger ou des Tziganes de la banlieue Toulousaine : « oui, maintenant que tu me le dis, un des points communs à toutes mes histoires est le nomadisme ».

Des pistes, des lignes pour la construction et les mouvements du film.

Qu’est-ce qui fait courir ce personnage ?

« L’homme aux trois visages » est un film qui montre et questionne une forme d’engagement.
Nous suivrons Jean-Luc Bigot dans son activité, dans ses démarches. Nous irons avec lui au contact avec « le terrain » en France et au Niger.

Coller à la course et au rythme de l’activité, des rencontres, des rendez-vous, des déplacements. Parfois le temps s’étire pour se poser sur un paysage ou la grâce d’un moment.

Je n’arrivais pas à imaginer d’achever le travail de Bruno comme s’il n’était pas mort.
Après une longue réflexion, j’ai décidé de le faire vivre dans le film, de parler de sa mort.

Une ligne principale : la transmission et l’éducation.
Jean-Luc Bigot ne se sépare jamais de son appareil photo, de son petit ordinateur portable, il utilise régulièrement sa petite caméra numérique, Internet : importance pour lui des nouvelles technologies pour communiquer de manière plus efficace.

Que ce soit en France ou en Afrique, il est question de la construction de l’internat à Tamou près de Koira Margou. Le film y mène petit à petit. Découvrir l’avancement des travaux, comprendre la technique utilisée, réfléchir aux problèmes rencontrés.
Puis la fête donnée à l’occasion de son inauguration.

Les enfants omniprésents.

Ils sont là en permanence, ils jouent, ils travaillent, ils nous guettent, ils guettent aussi « l’homme à la caméra », prêts à lui demander des comptes.

Faut-il lui faire confiance ?

Regards caméra des enfants : interpeller l’avenir, question muette sur une vie, un héritage.


Peut-être que là aussi dans ce type de questionnement, « pour moi le réalisateur », mes motivations profondes rejoignent celles de Jean-Luc Bigot.


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