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Un tombeau pour l’oeil (Pédagogie straubienne)

Serge Daney / Points de vue, II – Le corps du cinéaste en plus (morale et engagement) 1975/78

lundi 13 novembre 2006


De Nicht Versöhnt à Moïse et Aaron, une idée maîtresse, entièrement contenue dans ce titre : « Non réconciliés ». La non-réconciliation, ce n’est ni l’union ni le divorce, ni le corps plein ni le Moïse et Aaronparti pris de l’émiettement, du chaos (Nietzsche : « il faut émietter l’univers, perdre le respect du tout »), mais leur double possibilité. Straub et Huillet partent, au fond, d’un fait simple, irrécusable : il y a eu le nazisme. Le nazisme fait qu’aujourd’hui le peuple allemand n’est pas réconcilié avec lui-même (Machorka-Muff, Nicht Versöhnt), il fait que les Juifs ne le sont pas davantage (Moïse et Aron, Einleitung*). Le nazisme, comme tout pouvoir mais plus qu’aucun autre, interpelle, provoque les artistes, et du coup les artistes n’ont plus le droit d’être irresponsables : Schönberg n’est toujours pas réconcilié avec Kandinsky, ni Brecht avec Schönberg. Dans le système straubien, une mode rétro est tout simplement impossible : tout est au présent.

La non-réconciliation, c’est aussi une façon de faire les films, de les fabriquer. Elle est le refus obstiné de toutes les forces d’homogénéisation. Elle a entraîné Straub et Huillet vers ce qu’on pourrait appeler une « pratique généralisée de la disjonction ». Disjonction, division, fission, prise au sérieux du célèbre « un se divise en deux ». Le regard et la voix, la voix et sa matière (son « grain »), la langue et ses accents font, comme dit Zhou Enlai, « des rêves différents dans le même lit ». Les films : le lit où ce qui est disjoint, non réconcilié, non réconciliable, vient « jouer » l’unité, la suspendre, la simuler. Non pas un art facile du décalage mais le pile et face simultané d’une seule et même pièce, jamais jouée, toujours relancée, inscrite d’un côté (du côté des Tables de la Loi : Moïse), énoncé de l’autre (du côté des miracles : Aaron).

Qui impose cette homogénéisation si ce n’est l’impérialisme culturel qui est en train de se soumettre l’industrie du cinéma partout en Europe (Angleterre, Allemagne, Italie), de la soumettre à ces normes de fabrication (gâchis, non-rationalité), d’amener par exemple un homme qui, le premier et contre tous, osa tourner en son direct et en dialecte (Visconti : La terra trema) à ne plus penser ses films que directement doublés en anglais, sans ancrage, « directement » mutilés ?

Ancrer les films, les images, les voix, c’est pour les Straub prendre au sérieux l’hétérogénéité filmique. Et cet ancrage, le fait pour une image de n’avoir été possible que là et non ailleurs, ce n’est pas seulement une question de langue et de voix. Il y va aussi du corps. Étrangement, c’est le cinéma des Straub qui nous permet de comprendre que le corps nu n’a une telle valeur d’échange, ne constitue pour le Capital un signifiant aussi précieux (le cinéma porno) que parce que, semble-t-il, il n’accroche rien de l’Histoire, qu’il la fait perdre de vue. Nécessité donc d’ancrer aussi les corps. Je pense ici à la trace des maillots de corps sur les torses des (vrais) paysans qui viennent déposer des offrandes devant le veau d’or de Moïse et Aaron. Je pense aussi à l’érotisme des films de Straub, valorisation discrète des parties du corps les plus neutres, les moins spectaculaires : ici une cheville, là un genou.

L’appareil dénonciation minimale, c’est la voix, l’appareil phonatoire. C’est pour Straub et Huillet, l’appareil privilégié (cf. Othon). Mais il en existe d’autres. Dans Einleitung, chose rare, sont filmés les appareils techniques de l’enregistrement, les porte-voix. Dans
Einleitung, Günter Peter Straschek lit une lettre de Schönberg à Kandinsky et Peter Nestler lit un texte célèbre de Brecht. Que voit-on ? Les images d’un studio d’enregistrement qui connotent l’officialité, le poids de discours légitimes, pesants, venus dans haut. Images de parleurs, de speakers, préposés à la parole, n’ayant donc pas à la prendre.

Lorsque nous voyons apparaître sur l’écran de la télévision française le visage de, disons, Léon Zitrone, nous devons penser, passé le premier mouvement de révolte, voire de dégoût, quelque chose comme : le pouvoir - le pouvoir bourgeois - nous parle directement. Est-ce à dire que Zitrone (voix, visage, regards, intonations) est complètement transparent ? Non, bien sûr. C’est plutôt que Zitrone ne parle pas mais Amérika-rapports de classes, 1984 qu’il vient remplir un temps de parole. Ce qui est assez différent.

Car parler dans l’appareil, « parler dans le poste », c’est se trouver dispensé de l’énonciation (de la légitimation). Pendant de longues années, on a vu en France les partis d’opposition ne pas réussir à maîtriser cette situation. Ils passaient une bonne moitié du temps qui leur était imparti (temps pendant lequel ils étaient effectivement vus) à dire que le reste du temps on ne les voyait jamais : et voilà qu’ils n’avaient plus le temps de dire ce qu’ils étaient venus dire !

Etre loin du pouvoir, c’est être loin de ses appareils. Etre loin de ses appareils, c’est être contraint - pour peu qu’on y fasse un jour irruption - de prendre en charge soi-même le dispositif d’énonciation (à fin de « se démarquer ») avant même d’énoncer quoi que ce soit. Obligation donc de re-marquer dans l’appareil une énonciation (l’effet et la légitimité de sa « prise de parole ») dont l’appareil dépossède a priori. Ce en quoi le pouvoir se joue toujours sur de l’énonciation (pouvoir parler, pouvoir ne pas parler – Maurice Clavel quittant le plateau de télévision -, pouvoir de parler autrement), alors que les énoncés, eux, seraient plutôt du côté du savoir (du pouvoir concentré). Et si l’on revient aux images des amis des Straub (Straschek et Nestler) en train de lire, il est clair que ce ne sont pas des speakers de profession. Et d’ailleurs que lisent-ils ? Citons. Dans la lettre de Schönberg à Kandinsky : « Quand je marche dans la rue et que chaque être humain regarde si je suis un Juif ou un Chrétien, je ne peux pas là dire à chacun que je suis celui que Kandinsky et quelques autres exceptent, tandis qu’assurément Hitler n’est pas de cette opinion. » Et Brecht : « Ceux qui sont contre le fascisme sans être contre le capitalisme, ceux qui gémissent sur la barbarie qui vient de la barbarie, ressemblent à des gens qui mangent leur part de veau, mais le veau ne doit pas être abattu. Ils veulent manger le veau, mais pas voir le sang. » Quoi de commun à ces deux discours ? Ce sont des discours de victimes, d’exilés, des discours qui ne participent d’aucun pouvoir. Jamais.

La question posée est de taille : comment, au cinéma, mettre en scène les discours (ou ces discours particuliers que sont les textes littéraires) ? La solution des Straub est pour le moins paradoxal et relève d’un fantasme : inscrire, loger, des discours « de résistance » dans des appareils dominants. Fantasme : une radio d’État qui parlerait Brecht. À la fois pour se donner le spectacle et la jouissance d’une revanche (la Léon Zitronelimite – comique - de ce retournement consisterait à faire lire du Brecht par Zitrone) et surtout pour approcher le moment où, entre discours dominé et appareil dominant, commence l’incompatibilité, la non-réconciliation. Encore, et toujours.

On se souvient de la remarque de Christian Metz selon laquelle la traduction linguistique d’un plan de revolver ne serait pas le mot « revolver » mais quelque chose comme « voici un revolver ». Observons au passage que cet exemple n’est pas neutre : trajectoire du doigt, de l’œil et de la balle, pulsion scopique, pulsion balistique. Tout le problème de l’énonciation au cinéma consiste à savoir ce qui, dans le temps de la projection d’un film, fonctionne comme l’instance qui énonce, la voix silencieuse qui dit : « Voici… Voici des cadavres, un B.52…, etc. » L’assertion est le privilège du son – aussi est-ce par le son que le sens s’effectue et que le cinéma militant par exemple se rassure -, mais le privilège de l’image, la présentification, l’acte même du « voici », n’a pas été vraiment interrogé.

Car à ne considérer l’image que comme une surface, découpable à l’infini, à ne voir dans son contenu iconique que ce qui peut se transvaser du domaine de la connotation dans celui de la dénotation, on passe à côté de ce fait pourtant élémentaire que dans le présent de la projection cinématographique, quelque chose (mais quoi ?), quelqu’un (mais qui ?) fonctionne comme l’instance du « Voici ! ». On nous donne à voir.

C’est pourquoi on ne peut suivre jusqu’au bout la démarche d’un Marc Ferro (voir Le Monde diplomatique, mai 1975). En bon historien, il pense aider le maximum de publics à faire passer tout ce que les images des actualités (archives, stock-shots) contiennent d’implicite et d’aléatoire dans le camp du dénotable, de l’information, du savoir (et d’un savoir après coup, celui de l’historien). Or, le problème n’est même pas de réduire l’image ou d’en rêver une qui serait information, dénoté pur. Cette réduction, on commence à s’en douter, est impossible : comme toute mise en code, elle secrète de l’irréductible, du « troisième sens ». En fait, l’image n’est une surface plate pour personne, sauf pour ceux qui ont décidé de la mettre à plat.

Tant qu’une image est vivante, tant qu’elle a de l’impact, tant qu’elle interpelle un public, tant qu’elle fait plaisir, cela signifie que fonctionne en elle, autour d’elle, tapie en elle, quelque chose qui est du domaine de son énonciation primitive (pouvoir + événement = voici). Au cinéma, l’énonciation, c’est peut-être, cachée quelque part, une petite machine à répéter le motto lacanien : « Tu veux regarder ? Eh bien, vois cela ! »

L’image cinématographique n’est pas seulement redevable de la compétence de ceux qui savent la mettre à distance. Elle est comme creusée par le pouvoir qui l’a permise, qui l’a voulue. Elle est aussi cette chose que des gens ont pris plaisir à faire et que d’autres ont pris plaisir à voir. Et ce plaisir, lui, reste : l’image est un tombeau pour l’œil. Voir un film, c’est arriver devant du déjà-vu. Du déjà-vu par d’autres : la caméra, l’auteur, les techniciens, le premier public, les responsables, parfois même les hommes politiques, les tyrans. Et le déjà-vu, c’est du déjà-joui.

Il arrive que ce pouvoir soit inscrit à même l’image comme ce qui la marque, la garantit, l’authentifie. Hitchcock, maître du suspense et de chaque image de ce suspense, apparaît furtivement pour rappeler qu’il en est le maître (c’est-à-dire l’énonciateur). Cette « politique des auteurs » tourne à la politique tout court, comme dans cette extraordinaire scène de Kashima Paradise de Yann Le Masson et Beni Deswarte, où l’on voit la police simuler pour la télévision japonaise une attaque dont elle n’est pas l’objet afin de justifier par avance sa riposte – que la télé filmera.

Un B. 52... un autre encore.Dans le petit film des Straub intitulé Einleitung, il y a l’image des Communards mis en bière et celle des B.52 en train de décoller. Ce ne sont pas bien sûr des images neutres. Elles ne servent pas seulement à identifier tel corps, telle bombe. Elles nous disent aussi – qu’on le veuille ou non - que la caméra était américaine, du même bord que les bombardiers, comme le photographe était du coté de M. Thiers. La non-neutralité de ces images, ce n’est pas seulement qu’elles nous mettent en présence de quelque chose d’horrible, c’est qu’elles sont des images pour lesquelles il n’existe pas de contre-champ, de contre-épreuve, d’image autre, positive : la photo prise par les Communards ou le B.52 vu d’en bas, du champs bombardé, c’est-à-dire l’impossible.

Il en va de même, a fortiori, pour tous ces plans de foules nazies qui alimentent l’actuelle « mode rétro ». Nous avons dit que pour Straub et Huillet le nazisme était un événement central. Pourtant dans leurs films ils ne font jamais appel à des images prises de l’intérieur du nazisme. Pourquoi ? Peut-être parce qu’ils pensent que la responsabilité d’un artiste, c’est de créer sa propre image, actuelle et risquée, de son antinazisme (pour eux, cela consiste à dédier leur film dernier à Holger Meins) plutôt que de reconduire dans des montages prétendus « critiques » et « distanciés » les images prises par les cameramen nazis. Tout commentaire réprobateur et hypocrite serait sans force devant le trouble de ces images. Leçon des Straub : les dérisoires assertions bien-pensantes de la bande-son et le « voici » de l’image nazie « font des rêves différents dans le même lit ».

Ce qui fait d’Einleitung, comme le disent ses auteurs, un « film d’agitation », c’est peut-être son ordre d’exposition, le temps qu’il se donne pour nous restituer ces images pour ce qu’elles sont : des images prises à partir du pouvoir U.S., prises de l’autre côté. Cela consiste à laver les images du tout déjà-vu, à en faire ressortir (faire suinter, mettre en évidence, chasser) le pouvoir qui les a voulues et celui qui voudrait qu’elles ne nous surprennent même plus. Dès lors, l’horreur n’est plus cet éternel retour du même sous les traits du même (mode rétro), mais l’intolérable présent (Holger Meins, 1975).

* Le titre complet est Introduction à la "Musique d’accompagnement pour une scène de film" d’Arnold Schönberg (1972)

Serge Daney

Points de vue, II - page 70 à 77 – Le corps du cinéaste en plus (morale et engagement) 1975/78

La rampe – Cahier critique 1970-1982 – Editions Gallimard 1983


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