KINOKS

ni un journal ni un blog

Accueil > REFLECHIR > Les conditions de la question : qu’est-ce que la philosophie (...)

Gilles Deleuze

Les conditions de la question : qu’est-ce que la philosophie ?

mercredi 21 février 2007

Peut-être ne peut-on poser la question qu’est-ce que la philosophie que tard, quand vient la vieillesse, et l’heure de parler concrètement. C’est une question qu’on pose quand on n’a plus rien à demander, mais ses conséquences peuvent être considérables.


Auparavant on la posait, on ne cessait pas de la poser, mais c’était trop artificiel, trop abstrait, on l’exposait, on la dominait plus qu’on n’était happé par elle. Il y a des cas où la vieillesse donne, non pas une éternelle jeunesse, mais au contraire une souveraine liberté, une nécessité pure où l’on jouit d’un moment de grâce entre la vie et la mort, et où toutes les pièces de la machine se combinent pour envoyer dans l’avenir un trait qui traverse les âges Turner, Monet, Matisse. Turner vieux a acquis ou conquis le droit de mener la peinture sur un chemin désert et sans retour, qui ne se distingue plus d’une dernière question. De même en philosophie, la Critique du jugement, de Kant, est une œuvre de vieillesse, une œuvre déchaînée derrière laquelle ne cesseront de courir ses descendants.

Nous ne pouvons pas prétendre à un tel statut. Simplement, l’heure est venue pour nous de demander ce que c’est que la philosophie. Et nous n’avions pas cessé de le faire précédemment, et nous avions déjà la réponse, qui n’a pas varié la philosophie est l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts. Mais il ne fallait pas seulement que la réponse recueille la question, il fallait aussi qu’elle détermine une heure, une occasion, des circonstances, des paysages et des personnages, des conditions et des inconnues de la question. Il fallait pouvoir la poser "entre amis", comme une confidence ou une confiance, ou bien face à l’ennemi, comme un défi, et tout à la fois atteindre à cette heure, entre chien et loup, où l’on se méfie même de l’ami.

C’est que les concepts ont besoin de personnages conceptuels qui contribuent à leur définition. "Ami" est un tel personnage, dont on dit même qu’il témoigne pour une origine grecque de la philosophie les autres civilisations avaient des Sages, mais les Grecs présentent ces "amis", qui ne sont pas simplement des sages plus modestes. Ce seraient les Grecs qui auraient entériné la mort du Sage, et l’auraient remplacé par les philosophes, les amis de la sagesse, ceux qui cherchent la sagesse, mais ne la possèdent pas formellement. Peu de penseurs pourtant se sont demandé ce que signifiait "ami", même et surtout chez les Grecs. Ami désignerait-il une certaine intimité compétente, une sorte de goût matériel ou une potentialité, comme celle du menuisier avec le bois le bon menuisier est en puissance de bois, il est l’ami du bois.
La question est importante puisque l’ami, tel qu’il apparaît dans la philosophie, ne désigne plus un personnage extrinsèque, un exemple ou une circonstance empirique, mais une présence intrinsèque à la pensée, une condition de possibilité de la pensée même, bref une catégorie vivante, un vécu transcendantal, un élément constituant de la pensée. Et en effet, dès la naissance de la philosophie, les Grecs font subir un coup de force à l’ami qui n’est plus en rapport avec un autre, mais avec une Entité, une Objectivité, une Essence. Ce qu’exprime bien la formule si souvent citée, qu’il faut traduire je suis l’ami de Pierre, de Paul, ou même du philosophe Platon, mais plus encore ami du Vrai, de la Sagesse ou du Concept. Le philosophe s’y connaît en concepts, et en manque de concepts, il sait lesquels sont inviables, arbitraires ou inconsistants, ne tiennent pas un instant, lesquels au contraire sont bien faits et témoignent d’une création, même inquiétante ou dangereuse.

Que veut dire ami, quand il devient personnage conceptuel, ou condition pour l’exercice de la pensée ou bien amant, n’est-ce pas plutôt amant. Et l’ami ne va-t-il pas réintroduire, jusque dans la pensée, un rapport vital avec l’Autre qu’on avait cru exclure de la pensée pure. Ou bien encore ne s’agit-il pas de quelqu’un d’autre que l’ami ou l’amant. Car, si le philosophe est l’ami ou l’amant de la Sagesse, n’est-ce pas parce qu’il y prétend, s’y efforçant en puissance plutôt que la possédant en acte.
L’ami serait donc aussi le prétendant, et celui dont il se dirait l’ami, ce serait la Chose sur laquelle porterait la prétention, mais non pas le tiers, qui deviendrait au contraire un rival.
L’amitié comporterait autant de méfiance émulante à l’égard du rival que d’amoureuse tension vers l’objet du désir. Quand l’amitié se tournerait vers l’essence, les deux amis seraient comme le prétendant et le rival (mais qui les distinguerait). C’est par là que la philosophie grecque coïnciderait avec l’apport des "cités" : avoir promu entre elles et en chacune des rapports de rivalité, opposant des prétendants dans tous les domaines, en amour, dans les jeux, les tribunaux, les magistratures, la politique, et jusque dans la pensée qui ne trouverait pas seulement sa condition dans l’ami, mais dans le prétendant et dans le rival (la dialectique que Platon définissait par l’amphisbetesis). Un athlétisme généralisé.
L’ami, l’amant, le prétendant, le rival sont des déterminations transcendantales qui ne perdent pas pour cela leur existence intense et animée, dans un même personnage ou dans plusieurs. Et quand, aujourd’hui, Maurice Blanchot, qui fait partie des rares penseurs à considérer le sens du mot "ami" dans philosophie, reprend cette question intérieure des conditions de la pensée comme telle, n’est-ce pas de nouveaux personnages conceptuels encore qu’il introduit au sein du plus pur Pensé, des personnages peu grecs cette fois, venus d’ailleurs, qui entraînent avec eux de nouvelles relations vivantes promues à l’état de figures a priori une certaine fatigue, une certaine détresse entre amis qui convertit l’amitié même à la pensée du concept comme partage et patience infinis.
La liste des personnages conceptuels n’est jamais close, et par là joue un rôle important dans l’évolution ou les mutations de la philosophie leur diversité doit être comprise, sans être réduite à l’unité déjà complexe du philosophe.

Le philosophe est l’ami du concept, il est en puissance de concept. C’est dire que la philosophie n’est pas un simple art de former, d’inventer ou de fabriquer des concepts, car les concepts ne sont pas nécessairement des formes, des trouvailles ou des produits. La philosophie, plus rigoureusement, est la discipline qui consiste à créer des concepts. L’ami serait l’ami de ses propres créations.
Créer des concepts toujours nouveaux, c’est l’objet de la philosophie. C’est parce que le concept doit être créé, qu’il renvoie au philosophe comme à celui qui l’a en puissance, ou qui en a la puissance et la compétence. On ne peut pas objecter que la création se dit plutôt du sensible et des arts, tant l’art fait exister des entités spirituelles, et tant les concepts philosophiques sont aussi des "sensibilia". À dire vrai, les sciences, les arts, les philosophies sont également créateurs, bien qu’il revienne à la philosophie seule de créer des concepts au sens strict. Les concepts ne nous attendent pas tout faits, comme des corps célestes. Il n’y a pas de ciel pour les concepts. Ils doivent être inventés, fabriqués ou plutôt créés, et ne seraient rien sans la signature de ceux qui les créent. Nietzsche a déterminé la tâche de la philosophie quand il écrivit "Les philosophes ne doivent plus se contenter d’accepter les concepts qu’on leur donne, pour seulement les nettoyer et les faire reluire, mais il faut qu’ils commencent par les fabriquer, les créer, les poser et persuader les hommes d’y recourir".
Jusqu’à présent, somme toute, chacun faisait confiance à ses concepts, comme à une dot miraculeuse venue de quelque monde également miraculeux, mais il faut remplacer la confiance par la méfiance, et c’est des concepts que le philosophe doit se méfier le plus, tant qu’il ne les a pas lui-même créés (Platon le savait bien, quoiqu’il ait enseigné le contraire…). Que vaudrait un philosophe dont on pourrait dire il n’a pas créé de concept.
Nous voyons au moins ce que la philosophie n’est pas elle n’est pas contemplation, ni réflexion, ni communication, même si elle a pu croire être tantôt l’une, tantôt l’autre, en raison de la capacité de toute discipline à engendrer ses propres illusions, et à se cacher derrière un brouillard qu’elle émet spécialement. Elle n’est pas contemplation, car les contemplations sont les choses elles-mêmes en tant que vues dans la création de leurs propres concepts. Elle n’est pas réflexion, parce que personne n’a besoin de philosophie pour réfléchir sur quoi que ce soit on croit donner beaucoup à la philosophie en en faisant l’art de la réflexion, mais on lui retire tout, car les mathématiciens comme tels n’ont jamais attendu les philosophes pour réfléchir sur les mathématiques, ni les artistes, sur la peinture ou la musique dire qu’ils deviennent alors philosophes est une mauvaise plaisanterie, tant leur réflexion appartient à leur création respective. Et la philosophie ne trouve aucun refuge ultime dans la communication, qui ne travaille en puissance que des opinions, pour créer du "consensus" et non du concept.

La philosophie ne contemple pas, ne réfléchit pas, ne communique pas, bien qu’elle ait à créer des concepts de ces actions ou passions. La contemplation, la réflexion, la communication ne sont pas des disciplines, mais des machines à constituer des Universaux dans toutes les disciplines. Les Universaux de contemplation, puis de réflexion, sont comme les deux illusions que la philosophie a déjà parcourues dans son rêve de dominer les autres disciplines (idéalisme objectif et idéalisme subjectif), et la philosophie ne s’honore pas en se rabattant maintenant sur des universaux de la communication qui lui donneraient une maîtrise imaginaire des marchés et des médias (idéalisme intersubjectif). Toute création est singulière, et le concept comme création proprement philosophique est toujours une singularité. Le premier principe de la philosophie est que les Universaux n’expliquent rien, ils doivent être eux-mêmes expliqués. On peut considérer comme décisive cette définition de la philosophie, connaissance par purs concepts mais tombe le verdict nietzschéen vous ne connaîtrez rien par concepts, si vous ne les avez d’abord créés… Philosopher, c’est créer des concepts. Les grands philosophes sont donc très rares.

Se connaître soi-même — apprendre à penser — faire comme si rien n’allait de soi — s’étonner, "s’étonner que l’étant est"…, ces déterminations de la philosophie et beaucoup d’autres forment des attitudes intéressantes, quoique lassantes à la longue, mais ne constituent pas une occupation bien définie, une véritable activité, même d’un point de vue pédagogique. Créer des concepts, au moins, c’est faire quelque chose. La question de l’usage ou de l’utilité de la philosophie, ou même de sa nocivité, doit en être changée.

Beaucoup de problèmes se pressent sous les yeux hallucinés d’un vieil homme qui verrait s’affronter toute sorte de concepts philosophiques et de personnages conceptuels. Et d’abord, ces concepts sont et restent signés, substance d’Aristote, cogito de Descartes, monade de Leibniz, condition de Kant, puissance de Schelling, durée de Bergson… Mais aussi, certains réclament un mot extraordinaire, parfois barbare ou choquant, qui doit les désigner, tandis que d’autres se contentent d’un mot courant très ordinaire qui se gonfle d’harmoniques si lointaines qu’elles risquent d’être imperceptibles à une oreille non philosophique. Certains sollicitent des archaïsmes, d’autres des néologismes, traversés d’exercices étymologiques presque fous l’étymologie comme athlétisme proprement philosophique. Il doit y avoir dans chaque cas une étrange nécessité de ces mots et de leur choix, comme élément de style. Le baptême du concept sollicite un goût proprement philosophique qui procède avec violence ou avec insinuation, et qui constitue dans la langue une langue de la philosophie, non seulement un vocabulaire, mais une syntaxe atteignant au sublime ou à une grande beauté. Or, quoique datés, signés et baptisés, les concepts ont leur manière de ne pas mourir, et pourtant sont soumis à des contraintes de renouvellement, de remplacement, de mutation qui donnent à la philosophie une histoire et aussi une géographie agitées, dont chaque moment, chaque lieu se conservent, mais dans le temps, et passent, mais en dehors du temps.
Si les concepts ne cessent pas de changer, on demandera quelle unité demeure pour les philosophies. Est-ce la même chose pour les sciences, pour les arts, qui ne procèdent pas par concepts Et qu’en est-il de leur histoire respective.
Si la philosophie est cette création continuée de concepts, on demandera évidemment ce qu’est un concept comme Idée philosophique, mais aussi en quoi consistent les autres Idées créatrices qui ne sont pas des concepts qui reviennent aux sciences et aux arts, qui ont leur propre histoire et leur propre devenir, et leurs propres rapports variables entre elles et avec la philosophie. L’exclusivité de la création des concepts assure à la philosophie une fonction, mais ne lui donne aucune prééminence, aucun privilège, tant il y a d’autres façons de penser et de créer, d’autres modes d’idéation qui n’ont pas à passer par les concepts, à commencer par la pensée scientifique. Et l’on reviendra toujours à la question de savoir à quoi sert cette activité de créer des concepts, telle qu’elle se différencie de l’activité scientifique ou artistique pourquoi faut-il créer des concepts, et toujours de nouveaux concepts, sous quelle nécessité, à quel usage.
Pour quoi faire ? La réponse d’après laquelle la grandeur de la philosophie serait justement de ne servir à rien est une stupide coquetterie. En tout cas, nous n’avons jamais eu de problème concernant la mort de la métaphysique ou le dépassement de la philosophie ce sont d’inutiles, de pénibles radotages. On parle de la faillite des systèmes aujourd’hui, alors que c’est seulement le concept de système qui a changé. S’il y a lieu et temps de créer des concepts, l’opération qui y procède s’appellera toujours philosophie, ou ne s’en distinguerait même pas si on lui donnait un autre nom. La philosophie céderait volontiers la place à toute autre discipline qui remplirait mieux la fonction de créer des concepts, mais tant que la fonction subsiste, elle s’appelle encore philosophie, toujours philosophie.

Nous savons pourtant que l’ami ou l’amant comme prétendant ne va pas sans rivaux. Si la philosophie a une origine grecque autant qu’on veut bien le dire, c’est parce que la cité, à la différence des empires ou des États, invente l’Agôn comme règle d’une société des "amis", la communauté des hommes libres en tant que rivaux (citoyens). C’est la situation constante que décrit Platon si chaque citoyen prétend à quelque chose, il rencontre nécessairement des rivaux, si bien qu’il faut pouvoir juger du bien-fondé des prétentions. Le menuisier prétend au bois, mais se heurte au forestier, au bûcheron, au charpentier qui disent c’est moi, c’est moi l’ami du bois. S’il s’agit de prendre soin des hommes, il y a beaucoup de prétendants qui se présentent comme l’ami de l’homme, le paysan qui le nourrit, le tisserand qui l’habille, le médecin qui le soigne, le guerrier qui le protège. Et si, dans tous ces cas, la sélection se fait malgré tout dans un cercle quelque peu restreint, il n’en est plus de même en politique, où n’importe qui peut prétendre à n’importe quoi, dans la démocratie athénienne telle que la voit Platon. D’où la nécessité pour Platon d’une remise en ordre, où l’on crée les instances grâce auxquelles juger du bien-fondé des prétentions ce sont les Idées comme concepts philosophiques. Mais même là, ne va-t-on pas rencontrer toutes sortes de prétendants pour dire le vrai philosophe, c’est moi, c’est moi l’ami de la Sagesse ou du Bien-Fondé.
La rivalité culmine avec celle du philosophe et du sophiste, qui s’arrachent les dépouilles du vieux sage, mais comment distinguer le faux ami du vrai, et le concept du simulacre.
Le simulateur et l’ami c’est tout un théâtre platonicien qui fait proliférer les personnages conceptuels en les dotant des puissances du comique et du tragique.

Plus près de nous, la philosophie a croisé beaucoup de nouveaux rivaux. Ce furent d’abord les sciences de l’homme, et notamment la sociologie, qui voulaient la remplacer. Mais, comme la philosophie avait de plus en plus méconnu sa vocation de créer des concepts, pour se réfugier dans les universaux, on ne savait plus très bien de quoi il était question.
S’agissait-il de renoncer à toute création de concept au profit d’une stricte science de l’homme, ou bien au contraire de transformer la nature des concepts en en faisant tantôt des représentations collectives, tantôt des conceptions du monde créées par les peuples, leurs forces vitales, historiques et spirituelles.
Puis ce fut le tour de l’épistémologie, de la linguistique, ou même de la psychanalyse, et de l’analyse logique. D’épreuve en épreuve, la philosophie affronterait des rivaux de plus en plus insolents, de plus en plus calamiteux, que Platon lui-même n’aurait pas imaginés dans ses moments les plus comiques.
Enfin, le fond de la honte fut atteint quand l’informatique, la publicité, le marketing, le design s’emparèrent du mot concept lui-même, et dirent c’est notre affaire, c’est nous les créatifs, nous sommes les concepteurs. C’est nous les amis du concept, nous le mettons dans nos ordinateurs.
Information et créativité, concept et entreprise une abondante bibliographie déjà…
Le mouvement général qui a remplacé la Critique par la promotion commerciale n’a pas manqué d’affecter la philosophie. Le simulacre, la simulation d’un paquet de nouilles est devenu le vrai concept, et le présentateur du produit, marchandise ou œuvre d’art, est devenu le philosophe, le personnage conceptuel ou l’artiste. Mais comment la philosophie, une vieille personne, s’alignerait-elle avec des jeunes cadres dans une course aux universaux de la communication pour déterminer une forme marchande du concept ? Merz Plus la philosophie se heurte à des rivaux impudents et niais, plus elle les rencontre en son propre sein, plus elle se sent d’entrain pour remplir sa tâche, créer des concepts, qui sont des aérolithes plutôt que des marchandises.
Elle a des fous rires qui emportent ses larmes. Ainsi donc, la question de la philosophie est le point singulier où le concept et la création se rapportent l’un à l’autre.

Les philosophes ne se sont pas suffisamment occupés de la nature du concept comme réalité philosophique. Ils ont préféré le considérer comme une connaissance ou une représentation données, qui s’expliquaient par des facultés capables de le former (abstraction, ou généralisation) ou d’en faire usage (jugement). Mais le concept n’est pas donné, il est créé, à créer il n’est pas formé, il se pose lui-même en lui-même, auto-position. Les deux s’impliquent, puisque ce qui est véritablement créé, du vivant à l’œuvre d’art, jouit par là même d’une auto-position de soi, ou d’un caractère autopoïétique à quoi on le reconnaît. D’autant plus le concept est créé, d’autant plus il se pose. Ce qui dépend d’une libre activité créatrice, c’est aussi ce qui se pose en soi-même, indépendamment et nécessairement le plus subjectif sera le plus objectif.
Ce sont les post-kantiens qui ont porté le plus d’attention en ce sens au concept comme réalité philosophique, notamment Schelling et Hegel. Hegel a défini puissamment le concept par les Figures de sa création et les Moments de son auto-position les figures constituent le côté sous lequel le concept est créé par et dans la conscience, à travers la succession des esprits, tandis que les moments dressent l’autre côté suivant lequel le concept se pose lui-même et réunit les esprits dans l’absolu du Soi. Hegel montrait ainsi que le concept n’a rien à voir avec une idée générale ou abstraite qui ne dépendrait pas de la philosophie même. Mais c’était au prix d’une extension indéterminée de la philosophie qui ne laissait guère subsister le mouvement indépendant des sciences et des arts, parce qu’elle reconstituait des universaux avec ses propres moments et ne traitait plus qu’en figurants fantômes les personnages de sa propre création. Les post-kantiens tournaient autour d’une encyclopédie universelle du concept, qui renvoyait la création de celui-ci à une pure subjectivité, au lieu de se donner une tâche plus modeste, une pédagogie du concept, qui devrait analyser les conditions de création comme facteurs de moments restant singuliers.
Si les trois âges du concept sont l’encyclopédie, la pédagogie et la formation professionnelle commerciale, seul le second peut nous empêcher de tomber des sommets du premier dans le désastre absolu du troisième, désastre absolu pour la pensée, quels qu’en soient, bien entendu, les bénéfices sociaux du point de vue du capitalisme universel.

Gilles Deleuze, 1990

Ce texte a été publié dans Chimères, n° 8, mai 1990. Revue trimestrielle dirigée par Gilles Deleuze et Félix Guattari


Suivre la vie du site RSS 2.0 | Espace privé | SPIP | squelette - conçu par jlg