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"Comment se faire un corps sans organes ?" Félix GUATTARI - Gilles DELEUZE

jeudi 30 octobre 2008

La semaine dernière j’ai filmé deux interventions de Jean Oury lors d’un colloque organisé pour les 150 ans de l’hôpital Marchant à Toulouse (je mettrais prochainement ces vidéos sur KINOKS).

Pour cela j’ai recherché des informations sur la clinique de la Borde qui depuis sa fondation, en avril 1953, par le Docteur Jean OURY, s’inspire des mêmes "principes" : ceux de la psychothérapie institutionnelle.
Sur son site, je suis tombé sur cette citation de Guattari et Deleuze. Tirée de "Mille plateaux", ce livre que j’ai tenté de comprendre il y a longtemps. Il est dans ma bibliothèque. J’ai recherché ce texte. Apparemment il a été reconstitué avec deux extraits, je n’ai localisé dans cette œuvre que le second.

Je vous livre le tout de la "version la Borde" que j’ai illustré avec des tableaux de Bacon :


Ce corps qu’il nous reste encore à inventer…

Qui sait ce que peut un corps ?… s’étonnait déjà Spinoza dans l’Ethique. Mais qui s’étonne de son corps ? Nous nous représentons notre corps comme un fait, une constitution invariante dont le devenir pourrait être exposé mécaniquement, comme un domaine posé, stable, délimité, dont on pourrait explorer les lieux et classer les fonctions immuables, selon des secteurs d’activité. Il y aurait la " tête " si " capitale ", siège de la pensée, le coeur ou je ne sais quelle glande a hormones pour désirer ou aimer, les mains pour…, les jambes pour…, les intestins pour… le sexe pour… etc…

Ainsi, nous ne concevons notre corps que comme un organisme, une machine hiérarchisée, dont nous n’aurions pas a décider des fonctions, des lieux : ce ne serait là qu’une mécanique organisée, fatale, vis-à-vis de laquelle nous aurions juste un droit d’usure. Et si… si l’organisme n’était après tout qu’une convention, une simple interprétation (parmi d’autres), qui participerait essentiellement d’une contrainte sociale ? Loin d’être le tout du corps, le corps organisé ne serait qu’un corps institué. A quelle fin ? Réserver l’exercice du corps, en codifier l’expression, pour rendre les corps dociles, éviter qu’ils ne débordent. Ne nous y trompons pas : anatomie, physiologie, biologie, psychiatrie, ne sont pas (que) des savoirs positifs mais aussi des sommations sociales. Faire du corps un organisme, c’est le mettre en place socialement ; corps imposés, prêts à l’emploi.

Si…si le corps n’était pas un territoire mais une steppe, sil n’était pas un domaine achevé mais une réalité labile, corps indéfini, dont les fonctions resterait à définir, corps à jouer, corps à expérimenter, à inventer… " Est-ce si triste et dangereux de ne plus supporter les yeux pour voir, les poumons pour respirer, la bouche pour avaler, la langue pour parler, le cerveau pour penser, l’anus et le larynx, la tête et les jambes ? Pourquoi pas marcher sur la tête, voir avec la peau, respirer avec le ventre, Chose simple, Entité, Corps plein, Voyage immobile, Anorexie ? Vision cutanée, Yoga, Krishna, Love, Expérimentation.

Là ou la psychanalyse dit : Arrêtez, retrouvez votre moi, il faudrait dire : Allons encore plus loin, nous n’avons pas encore trouvé notre Corps sans Organes, pas assez défait notre moi. Remplacez l’anamnèse par l’oubli, l’interprétation par l’expérimentation. Trouvez votre corps sans organes, sachez le faire, c’est question de vie ou de mort, de jeunesse ou de vieillesse, de tristesse et de gaieté. Et c’est la que tout se joue. "… C’est la que tout se joue pourtant : enjeu éthique, enjeu de liberté, assurément. Quand bien même le Corps sans organes ne serait qu’une hypothèse, elle vaut bien l’hypothèse des corps biologiques, psychiatriques…

Peut-être n’est-ce qu’une provocation, mais une provocation éthique qui creuse les corps ordonnés, les corps possédés, accaparés, mis en ordre. Le Corps sans organes, c’est le refus de me voir attribuer des lieux de plaisirs, des lieux d’émotions, des lieux de douleurs, refus de voir mon corps être mis en place, ce qui ne serait bien sur se faire sans scandale, si tant est que l’ordre social passe par l’ordination d’un corps social.

" De toute manière vous en avez un (ou plusieurs), non pas tant qu’il préexiste ou soit donné tout fait, bien qu’il préexiste a certains égards, mais de toute manière vous en faites un, vous ne pouvez désirer sans en faire un, et il vous attend, c’est un exercice, une expérimentation inévitable, déjà faite au moment ou vous l’entreprenez, pas faite tant que vous ne l’entreprenez pas. Ce n’est pas rassurant, parce que vous pouvez le rater. Ou bien il peut être terrifiant, vous mener a la mort. Il est non-désir aussi bien que désir. Ce n’est pas du tout une notion, un concept, plutôt une pratique, un ensemble de pratiques.

Le Corps sans organes, on n’y arrive pas, on ne peut pas y arriver, on n’a jamais fini d’y accéder, c’est une limite. On dit : qu’est-ce que c’est, le Corps sans organes -mais on est déjà sur lui, se traînant comme une vermine, tâtonnant comme un aveugle ou courant comme un fou, voyageur du désert et nomade de la steppe. C’est sur lui que nous dormons, que nous veillons, que nous nous battons, battons et sommes battus, que nous cherchons notre place, que nous connaissons nos bonheurs inouïs et nos chutes fabuleuses, que nous pénétrons et sommes pénétrés, que nous aimons. Le 28 novembre 1947, Artaud déclare la guerre aux organes : Pour en finir avec le jugement de Dieu, " car liez-moi si vous le voulez, mais il n’y a rien de plus inutile qu’un organe ". C’est une expérimentation non seulement radiophonique, mais biologique, politique, appelant sur soi censure et répression. Corpus et Socius, politique et expérimentation. On ne vous laissera pas expérimenter dans votre coin. ".

Félix GUATTARI - Gilles DELEUZE 1980 - extraits de "Mille plateaux"

Voir aussi :Nœud ; blanc et vide - Jean OURY

Vos commentaires

  • Le 11 février 2009 à 13:33, par barberot En réponse à : "Comment se faire un corps sans organes ?" Félix GUATTARI - Gilles DELEUZE

    merci pour cette citation
    je suis un jeune artiste dont tout le travail repose sur cette problématique. Cet essais est une référence à laquelle je fais souvent allusion. cet essais m’a vraiment marqué, tant dans l’expérience de la lecture que dans le propos.
    Si toutefois vous possédiez en mémoire des essais de cette dimension, je vous remercie à l’avance de m’en faire part.
    cordialement et bien à vous.
    sylvain Barberot
    sylvainbarberot@yahoo.fr
    sylvainbarberot.com


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