KINOKS

ni un journal ni un blog

Accueil > SOLIDAIRE > Inexplicable cauchemar, par Cesare Battisti

Inexplicable cauchemar, par Cesare Battisti

Ce texte a été publié dans Le Monde du 2 avril 2004.

lundi 19 mars 2007


Pour la onzième fois, je tente encore. Car dix fois déjà, j’ai commencé à rédiger cette lettre pour m’adresser à vous, Italiens, et Français aussi. Mais la tension et l’émotion sont telles, les mots qui m’accusent si violents, et ce qui se déroule est si énorme et stupéfiant qu’un sentiment d’incrédulité et d’impuissance me paralyse : comment ma seule voix d’homme peut-elle affronter tous les cris qui ont déjà déferlé contre moi ? Comment puis-je contrer la rumeur qui m’accable : « criminel odieux », « assassin », « tueur », « ... ». Cet homme qui n’est pas moi porte mon nom dans les journaux, partout. Cet homme, je ne le reconnais pas.

Mais comment me faire entendre ? Le conflit social de cette période fut à l’origine d’une procédure d’urgence ponctuée de nombreux procès de nature forcément exceptionnelle. Au regard de cette situation qui avait suscité un engagement collectif, comment est-il possible de dégager des responsabilités et des vérités individuelles ? Que vous dire et que vous donner ? Ma sincérité. Ma vérité. Voilà tout ce que je possède face à cet assaut.

Oui, j’étais bien membre d’un groupe armé, comme le furent des milliers d’autres jeunes à cette époque, et je n’étais « chef » de personne. Ayant perdu confiance dans la justice de mon pays, je me suis évadé pour m’exiler à l’étranger. Je fus ainsi jugé en mon absence, sans aucune possibilité de me défendre, sans avoir jamais pu parler à l’avocat. Dans ces conditions, je fus condamné à la prison à vie sur la parole dictée des « repentis », qui furent acculés à négocier leur peine.

Ma vérité. La « révolution » me saisit par hasard dans une rue en effervescence, venant croiser le « rêve communiste » que j’entendais conter chez moi, à la ferme, depuis ma toute petite enfance. L’engagement politique qui en découla, force m’est de l’assumer. Il fait partie de mon passé, de cet engouement disparu, dépassé par la maturité, sanctionné par l’exil. Il fait aussi partie de l’histoire de mon pays. Cette histoire tragique qui fit des morts et des deuils, ces morts qu’on ne peut ni ne doit oublier, ces victimes qui hantent notre mémoire collective.

Voilà des années à présent que j’écris pour comprendre et faire comprendre, que je vais partout à la rencontre des jeunes gens, leur exposant mon parcours chaotique afin que leur instinct de révolte ne les emporte pas vers des chemins aussi dramatiques que ceux qui furent les miens.

Ces courtes années d’errements que je m’efforce de leur éviter, je les ai payées par plusieurs années de prison et plus de vingt ans d’exil. Averti de la parole d’Etat de la France ouvrant ses portes aux Italiens, je m’y suis réfugié il y a quatorze ans, et sa justice me déclara non extradable.

Mais aujourd’hui, sans que je comprenne ni pourquoi ni comment, l’extradition me menace à nouveau, et la réclusion à perpétuité. Dans cet inexplicable cauchemar dont toute raison m’échappe, je ne sais et je ne peux vous dire qu’une seule chose : si tel devait être mon destin, alors, en vérité, justice ne serait pas faite.


Suivre la vie du site RSS 2.0 | Espace privé | SPIP | squelette - conçu par jlg