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« L’ÉCRITURE N’A PAS POUR FONCTION DE PRÉCIPITER LE POLITIQUE »

vendredi 22 décembre 2006


En 1990 et 1991, alors qu’Édouard Glissant résidait à Baton Rouge et était professeur à l’université d’état de Louisiane, nous nous réunîmes à intervalles plus ou moins réguliers pour dialoguer. De ces entretiens, qui s’étendirent sur une année, est extrait ce texte dans lequel Édouard Glissant passe en revue et resitue les arêtes majeures de sa pensée.

En dépit de leur ancienneté, les dits de Glissant n’ont rien perdu de leur fraîcheur. Répondant au médiéviste que j’étais alors, l’écrivain contraste la poétique médiévale de la relation avec celle de notre modernité et en précise les différences. Sur le frottement mondial des langues, des peuples et des cultures, sur l’émergence des états-nations, sur la décolonisation, sur la question de l’identité, Édouard Glissant nous livre ici le fond de sa pensée, fondée sur un coup de génie inaugural, qui n’est autre que de s’approprier poétiquement la symbolique de la mondialisation contemporaine, pour en extraire la cristallisation lyrique.

Alexandre Leupin

Édouard Glissant : La notion de centre et de périphérie, il me semble que je l’ai abordée pour la première fois dans mon premier roman, La Lézarde, où, pour parler de la France et de Paris et du gouvernement de Paris j’emploie le mot “centre” avec un C majuscule.

C’est la première fois que j’utilise ce mot. Le problème est qu’en fait, j’écris La Lézarde alors que je suis déjà en France. C’est-à-dire déjà dans le Centre. Et la question que je veux soulever ici, c’est que précisément on ne peut bien comprendre le rapport d’un centre à une périphérie que quand on a fait l’expérience du Centre. Parce que le centre se désigne comme centre, mais ne désigne pas ce qu’il est en se désignant comme centre. La notion de centre peut donc apparaître comme mythique, vue de la périphérie.

En écrivant dans le Centre, on commence à apercevoir ce que peut être une pensée excentrique, qui se déplace hors de la norme du centre. Et on peut dire, sans aller à des outrances ou à des enflures, que c’est au moment où j’écris La Lézarde que je commence à comprendre qu’il y a une forme de pensée excentrique qui peut être intéressante par rapport à une forme de pensée centrée. C’est l’expérience que je fais en France, à Paris - cette expérience-là, je l’ai d’ailleurs consignée dans un petit livre qui s’appelle Soleil de la conscience, où je reprends tous les thèmes de la poétique de la mesure et de la poétique des mesures, la comparaison des paysages entre eux, le paysage de la source et du pré si cher au Moyen-Âge et le paysage de la jungle et du tremblement de terre, le paysage de la jungle que je commence à ce moment-là à aimer, à apprécier dans la poétique de Saint-John Perse. Par conséquent, le fait d’être allé, d’avoir vécu, et fait l’expérience du Centre, non pas seulement comme centre mythique, mais en ce qu’il est réellement, m’a sans doute autorisé à fonder cet écart que plus tard, j’ai essayé le plus souvent possible d’établir entre une pensée excentrique et une pensée centrée. Par ailleurs, les poètes français que je fréquentais étaient eux-mêmes excentrés, par rapport à cette parole centrée qui les environnait. C’étaient des personnages excentrés, non pas dans leur vie, mais dans leur poésie, leur poétique. Et ce qui m’a intéressé, c’est qu’il y avait là deux orientations qui m’ont toujours passionné dans mon existence : il y avait par exemple un poète comme Giroux, qui tendait déjà avoir une sorte de silence, avait une sorte de “page blanche”, avait une sorte d’amenuisement de la parole dans un absolu de silence. Et ça, c’était extrêmement intéressant et je ne pouvais pas le comprendre, mais je pouvais l’estimer. Et puis, il y avait des poètes qui, comme Jacques Charpier et Jean Laude avaient une sorte de confiance instinctive dans la parole et la rhétorique. C’était le contraire de Giroux. Et ça, ça m’intéressait encore plus, parce que je pensais à ce moment-là (et je continue à le penser) que la rhétorique de notre propre écriture, à nous autres écrivains, disons en gros du Sud, passe par cette confiance dans le langage, passe par le fait qu’on n’a pas peur, qu’on n’est pas avare devant les mots, qu’on n’est ni prudent, ni réticent, qu’on n’a pas peur de l’accumulation. Et ces deux ordres de rhétoriques — bon, je ne peux pas dire qu’à l’époque on les distinguait d’une manière fondamentale, mais on les sentait, on les pressentait, on les devinait. Et c’est pour cela que la fréquentation de ces poètes qui étaient tous de très très bons amis, a été pour moi quelque chose d’essentiel.

J’ai déjà parlé de l’espèce de disjonction qu’il y avait dans ma vie entre cette fréquentation-là et la fréquentation de mes amis antillais. Par exemple, quand je suis devenu un des dirigeants du Front Antillo-Guyanais à Paris, hé bien, mes amis français n’ont absolument rien su de cet aspect de mon existence, de même que mes amis antillais ne savaient rien de ce dont je discutais avec ces poètes-là. Autrement dit, il y avait quand même une sorte de division établie dans mon existence. Mais j’ai déjà souligné et je voudrais y revenir, que cette division établie en fait n’en était pas une. Que ce que je recherchais dans les deux cas c’était une parole excentrée et, dans les deux cas, je trouvais des ressources, des secours, pour cette recherche même.

En ce qui concerne les luttes de décolonisation, il y a quelque chose que je voudrais dire : de manière tout à fait innocente et instinctive, et non pas savante, j’ai toujours été un peu inquiet de la façon dont les luttes de décolonisation ont été conduites par exemple en Afrique ou dans d’autres pays du monde. J’avais le pressentiment justement qu’elles étaient conduites sur le modèle même qu’imposait ce contre quoi elles luttaient. Et c’est plus tard, bien plus tard, dans mon existence, que j’ai essayé de voir en quoi ce modèle avait déterminé ces luttes et que j’en suis arrivé à la question de l’identité, de la définition de l’identité comme être. Il me semble que ces luttes de décolonisation qui ont nécessité tant de sacrifices, tant de morts, tant de guerres, etc., étaient conduites sur le principe même que l’Occident avait formulé, de l’identité comme racine. Pas du tout d’hésitation quant à l’adhésion à ces luttes à leurs différents moments, ça n’est pas du tout ça, mais une sorte de vague d’inquiétude généralisée. Et après cela, les décolonisations ont été suivies par toute une série de désabusements, de déceptions : des pays qui s’étaient battus héroïquement et qui après se déchiraient de manière interne et féroce, des adoptions sans révision critique de toutes les idées de puissance territoriale, de puissance militaire, la conception même de l’état et tout cela. Cela m’a montré qu’en fait, ces décolonisations qui avaient été absolument nécessaires, là n’est pas la question, qui avaient été absolument héroïques et qui avaient été absolument douloureuses, n’avaient pas été accompagnées d’un appareil suffisant de révision critique sur ce qu’on pourrait appeler l’effondrement même de ces luttes-là. Et que ce manque de révision critique portait sur les bases mêmes que l’écriture occidentale avait proposées au monde. C’est beaucoup plus qu’un point de vue intellectuel, c’est une inquiétude qui peut colorer une existence, une biographie, une histoire.

Alexandre Leupin : Je suis sûr que la remise en cause, non pas des luttes coloniales en elles-mêmes, mais de la manière dont elles ont été conduites, a des conséquences sur une certaine conception de l’écriture.

É.G. : Oui, absolument, parce que la question qu’on me posait tout le temps à cette époque (et que d’ailleurs on pose de moins en moins aujourd’hui) était multiple. Elle était formulée de la manière suivante : « Mais enfin, pour qui écrivez-vous ? Est-ce que ce que vous écrivez peut être compris par un coupeur de canne à sucre ou par un paysan tonkinois ? Est-ce que la fonction première de l’écriture n’est pas de contribuer aux luttes héroïques qui se mènent ? » C’était, en gros, non pas la question de l’écriture militante, au sens qu’on lui donnerait en Occident, mais la question de l’écriture intervenant dans un combat comme un moyen de précipiter ce combat et de favoriser son issue. J’étais toujours très catégorique en ce qui concerne la réponse. Il me semblait que l’écriture n’avait pas pour fonction de précipiter le politique (un grand thème à l’époque de la conception sartrienne de l’écriture). Il me semblait que cette vision était parfaitement fausse. Peut-être que je ne l’analysais pas dans toutes ses finesses et dans tous ses détails, mais il me semblait que si on consacrait l’écriture au parachèvement d’une lutte populaire, de la lutte d’une communauté ou d’une nation, et que, dans le travail d’écriture on oubliait ce qu’il y a derrière les luttes, c’est-à-dire les assises mêmes d’une culture, on ne faisait pas le travail de l’écrivain, mais celui du pamphlétaire ou du journaliste engagé.

Or, deux choses étaient évidentes : si on abordait ce qu’il y a derrière une lutte, ce qu’il y a comme connaissance culturelle derrière une lutte, on me ramenait tout de suite au problème en disant : « Oui, mais il y a qu’à décrire la vie des gens, la situation, etc., et la culture passe à travers ». Je n’étais pas sûr, et je ne suis pas sûr, qu’il en était ainsi. Je considérais les descriptions engagées, militantes, souffrantes des pays colonisés comme aussi folkloriques que les descriptions paradisiaques produites par la colonisation : dans les deux cas, ce qui était derrière ne venait pas à jour. C’était pour moi une chose importante. Si l’on voulait essayer de dessiner ou de deviner des ordres, des points, des lignes de projection et de devenir, il fallait aller plus loin, plus au fond que cette sorte de militantisme primaire de l’écriture. Je suis sûr qu’en fait (sans me le dire ou sans le dire) j’ai souffert, à un moment, de ce déplacement de l’écriture. Et c’est peut-être ce qui explique que ma vie de militant n’était pas connue de mes amis poètes français, et ma vie de participant aux débats poétiques en France n’était pas connue de mes amis militants. Il y avait une certaine gêne. Ce que je crois, ce que je répète, c’est premièrement que la position était bonne, de ne pas consentir tout simplement et tout ingénument à une espèce de primarité de la lutte d’une part — et, à l’époque, il était difficile de résister à cet impératif. Deuxièmement, ce qui s’est passé par la suite (je ne dis pas que ça m’a donné raison, puisque c’est absurde d’avoir ou de ne pas avoir raison) a bien montré qu’il y avait quelque chose qui était insuffisant, et qui demeure encore insuffisant au moment où on parle. Pour dire les choses très grossièrement, dans le panorama du monde actuel, les écritures qui s’entassent n’ont pas encore dessiné les lignes de force de ce qu’il y a au fond, de ce que nous ne voyons pas encore. Une fois de plus, la fonction de l’écriture c’est d’essayer de révéler ces lignes de force qui concernent les relations entre les cultures, tout autant que la définition des cultures par elles-mêmes. Si on ne fait pas l’un avec l’autre, il me semble qu’on rate quelque chose.


A.L.
 : Est-ce qu’un écrivain antillais, ou nord-américain, ou colombien, etc., doit écrire pour des antillais, des nord-américains, des colombiens sur des sujets antillais ? C’est une question très simple, mais je crois que vous surprenez beaucoup votre public, à chaque fois, parce que vous ne vous laissez pas enfermer dans telle ou telle catégorie.


É.G.
 : Je suis d’accord, mais il faut faire attention : la question n’est pas dichotomiquement simple. La question n’est pas : est-ce que un écrivain antillais ou nord-américain ou sud-américain doit écrire sur, pour son public à lui à propos de questions qui intéressent ce public-là ? Attention, je pose que l’écriture, doit dépasser ce phénomène-là, même si on écrit sur des sujets qui concernent son propre pays, et son propre public. Par exemple, Faulkner n’a écrit qu’à propos du Mississippi, que sur des histoires du Sud des États-Unis, très rares sont les textes de Faulkner qui se passent à Londres ou en Europe pendant la première guerre mondiale. Mais c’est dans le processus d’écriture qu’il dépasse absolument cette localisation, et c’est le processus d’écriture qui ajoute quelque chose, et qui fait que ce que Faulkner a écrit est valable pour tout le monde.

Ce que j’appelle une littérature exotique ou folklorique, c’est une littérature qui, dans l’écriture ne concerne que son objet, que l’objet de l’œuvre. Et c’est dans ce processus d’écriture que le dépassement se fait. Il est tout à fait évident qu’en ce qui concerne Faulkner, c’est l’écriture qui a gêné, heurté et retardé les lecteurs dans leur approche de cette œuvre. Si Faulkner avait raconté les mêmes histoires, dans un style d’évidence folklorique, il aurait été sûrement plus apprécié, mais il aurait été un écrivain de second ordre, parce qu’il aurait été un écrivain qui n’aurait que fait le recensement folklorique de ce qui se passe dans le Sud des États-Unis. Ma réponse c’est que bien sûr, on peut écrire des histoires de et sur son pays, mais on ne peut le faire qu’avec une absence de complaisance totale dans l’écriture, qui, par son propre procès, cherche autre chose, et par là dépasse forcément le cadre de ce qu’elle décrit. L’autre chose qu’elle cherche, dans la situation du monde actuel, c’est, je le répète, c’est ce qui est inédit, indu, invisible et inouï, dans la trame des relations entre les hommes et les cultures et qui fait, qui constitue ce que j’appelle la réalité du Chaos-Monde actuelle.


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