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LE SENEGAL ENTRE CHEIKH ANTA DIOP ET SENGHOR par Boubacar Boris Diop

vendredi 2 février 2007

Ce texte a été réécrit depuis et publié dans "L’Afrique au-delà du miroir".

Boubacar Boris Diop est né en 1946 à Dakar. Romancier et essayiste, il a longtemps exercé les fonctions de journaliste et dirigé un quotidien indépendant, Le Matin de Dakar. L’écrivain sénégalais va volontiers chercher dans les hypothèses du roman de politique-fiction (Le Temps de Tamango) ou dans les « traces » d’une histoire plus récente (Thiaroye, terre rouge et Murambi ), la matière de ses écrits, conjuguant, avec habileté et exigence, réflexion politique et originalité littéraire. Il est aussi l’auteur de nombreux articles critiques et, en 2003, d’un roman, Doomi Golo, écrit en wolof.


L’année à venir ne sera pas, pour le Sénégal, tout à fait pareille aux autres. Le pays va en effet célébrer en février 2006 le vingtième anniversaire de la mort de Cheikh Anta Diop et en octobre le centenaire de la naissance de Léopold Sédar Senghor. Tout le pays s’y prépare déjà. Ce sera l’occasion pour chacun de se rendre compte à quel point la rivalité entre ces deux grandes figures reste vivace, même après leur disparition. Personne ne redoute certes une guerre civile mais il y a déjà pourtant comme de l’électricité dans l’air. De fait, l’enjeu est de taille : une nation tout entière va faire le point sur son aventure intellectuelle au vingtième siècle, symbolisée de façon significative par l’homme de science et le poète.

Il faut souligner par ailleurs que leurs divergences philosophiques se sont doublées d’une adversité politique aussi forte qu’active. Premier président du Sénégal, Senghor a toujours eu en face de lui un irréductible opposant en la personne de Cheikh Anta Diop. Les débats, voire les polémiques à venir, seront surtout intéressants par ce qu’ils vont révéler aux Sénégalais sur eux-mêmes.

Le destin semble avoir pris, dès l’origine, un malin plaisir à opposer les deux hommes. Si l’un est catholique et séeréer, le second est mouride et wolof. Force est pourtant de reconnaître que ces différences-là n’ont jamais été sérieusement prises en compte, ni par les intéressés ni par leurs partisans. On le sait : les Sénégalais aiment faire d’eux-mêmes un autoportrait plutôt flatteur. Cela agace à juste titre beaucoup de monde. Il est toutefois difficile de mettre en doute leur esprit de tolérance. Ce pays musulman à 95% a été dirigé pendant deux décennies – sous Senghor justement – par un catholique. Ses deux successeurs sont certes musulmans mais ils ont occupé le palais présidentiel avec leurs épouses catholiques et cela na jamais gêné personne.

L’absence de focalisation ethnique ou confessionnelle dans le long duel entre Diop et Senghor n’en étonne pas moins, car ils ont été, à certaines étapes de leurs parcours, de véritables ennemis. L’auteur de Nations nègres et cultures a connu les rigueurs d’un mois de détention préventive à la prison de Diourbel durant l’hivernage 1962 et le système Senghor a essayé de contrer autant que possible, parfois par des manoeuvres mesquines, la diffusion de sa pensée.
Il est vrai que celle-ci était l’exact opposé de la vision senghorienne du monde. Leurs divergences intellectuelles étaient aussi tout simplement liées à leurs cursus.

Même s’il a suivi à la Sorbonne une filière de sciences humaines, Cheikh Anta Diop est surtout un scientifique formé à Henri IV, puis plus tard auprès de Frédéric-Joliot Curie, en physique et en chimie nucléaires. Il reste d’ailleurs dans l’imagerie populaire africaine la figure même du savant, austère, désintéressé et sage. Quand il se demande dans un texte de 1975 « comment enraciner la science en Afrique noire », Senghor s’était déjà rendu célèbre par une de ses formules les plus connues et les plus controversées : « L’émotion est nègre comme la raison hellène ». Ancien de Louis-Le-Grand, agrégé de grammaire en 1935, Senghor se veut un humaniste plutôt hybride, du genre négro-latin. Prisonnier de guerre pendant deux ans, il stupéfie le gardien de son stalag qui le surprend en train de lire dans le texte les auteurs grecs et latins. La légende veut d’ailleurs que le soldat allemand se soit pris d’amitié pour Senghor à partir de ce moment et l’ait pris sous sa protection.

Les deux intellectuels sont également séparés par le fossé psychologique que l’on peut aisément pressentir entre l’homme de pouvoir et l’opposant. Senghor a conduit le Sénégal à l’indépendance en avril 1960 et en a été le premier chef d’Etat jusqu’en décembre 1981, date de son retrait volontaire du pouvoir. Il avait été auparavant, pendant plusieurs décennies, une des plus importantes personnalités politiques sénégalaises. Fondateur du Bloc Démocratique sénégalais dans les années cinquante, député au Palais-Bourbon et secrétaire d’Etat dans un gouvernement français dirigé par Edgar Faure, il avait su mener de pair, avec constance, son combat politique et de rudes batailles philosophiques.

Cheikh Anta Diop a, quant à lui, créé plusieurs partis politiques et le plus important d’entre eux a sans doute été, le 3 février 1976, le Rassemblement national démocratique.

Il aurait été intéressant d’examiner en profondeur chacune de ces lignes de fracture. On s’en tiendra au seul aspect intellectuel. Au demeurant, ce n’est là qu’un artifice : les champs de conflits ne sont pas rigoureusement fermés les uns aux autres. Les lignes de clivage peuvent se frôler et s’estomper avant d’émerger inopinément de nouveau ailleurs, à la faveur de tel ou tel événement majeur.

Que reste-t-il aujourd’hui des héritages respectifs de Diop et Senghor dans la mémoire collective sénégalaise ?

Lorsque Senghor se retire avec sagesse et panache du pouvoir en 1981, il n’est pas certain que ses administrés aient envie de le retenir. Son geste leur inspire respect et admiration mais sans doute se sentent-ils secrètement soulagés.

L’homme avait un côté Père de la Nation, ni violent ni arrogant mais peut-être quelque peu abusif. Il avait été pendant si longtemps présent au devant de la scène politique que son départ pouvait être vécu comme le début d’une nouvelle ère. Son successeur ne s’y trompe d’ailleurs pas qui déclare aussitôt : Plus rien ne sera comme avant. La société sénégalaise espérait-elle un de ces mystérieux déblocages dont rêvent tous les peuples après un règne politique trop long et pour cela même quelque peu suffocant ? L’aggravation de la crise économique elle-même justifiait, après plusieurs années de sécheresse, des attentes nouvelles.
Comment pouvait-il en être autrement ? Il suffit d’observer ceci, qui est hautement symbolique : lorsque Senghor passe le témoin à Abdou Diouf, les Sénégalais nés avec l’indépendance viennent d’avoir exactement vingt et un ans, l’âge même de la majorité légale. Comme par hasard…

Aujourd’hui, avec le recul, on peut dire de Senghor qu’il a essayé de faire de son mieux dans des conditions politiques extrêmement difficiles. Ses funérailles et l’extraordinaire émotion qu’elles ont suscitée ont bien montré la gratitude du Sénégal à son égard. Il n’est pas rare d’entendre dire qu’il a gouverné le Sénégal avec un certain esprit de justice et forgé un Etat moderne et bien organisé. Cela est d’autant plus remarquable qu’il lui a fallu faire face à des adversaires de grande envergure intellectuelle. Sans parler de Abdoulaye Ly, Cheikh Anta Diop ou Mamadou Dia, il a dû ferrailler avec nombre d’autres théoriciens résolus et énergiques. Il faut rappeler que le Sénégal – où a été créé l’un des tout premiers partis communistes d’Afrique au sud du Sahara – a une forte tradition de controverses intellectuelles parfois byzantines. Pendant toute l’ère senghorienne et même après, les variantes les plus obscures et les plus énigmatiques du marxisme-léninisme y ont prospéré dans une clandestinité toute relative. Il a fallu à Senghor beaucoup de courage pour oser naviguer à contre-courant.

L’histoire de la répression politique pendant ces années-là reste cependant à écrire. Les militants du Parti africain de l’Indépendance (PAI, marxiste- léniniste) ont été en maintes circonstances sauvagement torturés par la police et, on l’a vu, Cheikh Anta Diop lui-même a été détenu à la prison de Diourbel. On a parfois l’impression que les Sénégalais, si fiers de la douceur poétique de leur premier président et de l’image d’oasis démocratique de leur pays, préfèrent ne pas trop s’attarder sur cette période de leur histoire. Par exemple, personne n’a vraiment jamais cru à la thèse du suicide du jeune opposant maoïste Omar Blondin Diop en prison. Mais qui a envie de savoir ce qui s’est réellement passé au cours de cette terrible nuit sur l’île de Gorée ? Il en est de cette affaire comme de quelques autres que l’on préfère ne pas mettre au passif du bilan de Senghor.

Des hommes politiques d’aujourd’hui, dont certains ont beaucoup souffert du système à l’époque, préfèrent apparemment ne plus se souvenir de leurs épreuves. C’est peut-être parce qu’il leur arrive de faire des comparaisons somme toute flatteuses pour le Sénégal : selon eux, ailleurs en Afrique et dans le Tiers-monde, des dirigeants comme Mobutu et Pinochet se comportaient bien plus mal. On a ainsi entendu un ancien farouche adversaire de Senghor déclarer avec un fort accent de sincérité que, au regard de l’histoire, le Président-Poète
s’était montré bien plus clairvoyant sur les grandes questions de notre temps que ses adversaires d’extrême gauche, pour ne nommer que ceux-là. C’était – le détail mérite d’être noté – peu de temps avant la mort de l’ancien président du Sénégal. On peut présumer que tous ces hommes politiques très expérimentés savent d’instinct à quel point le pouvoir, surtout dans un pays pauvre et dominé, expose à la tentation de la répression aveugle. On ne peut décemment reprocher à Senghor d’y avoir succombé.

Il est toutefois indéniable qu’il a mis sa haute position politique au service de sa carrière d’écrivain. Pendant tout le temps où il a dirigé le Sénégal, les cadres de son parti et les autorités administratives des localités les plus reculées du pays croyaient devoir disserter longuement - et à vrai dire de manière bien confuse - sur le parallélisme asymétrique ou sur l’itinéraire spirituel du Père Pierre Teilhard de Chardin. Avec le recul, une telle attitude paraît à fois comique et hallucinante. Cette façon abusive de chercher à imposer la négritude comme une idéologie nationale a au demeurant tourné court. Dès que Senghor s’est retiré de la vie publique, plus personne au Sénégal n’a évoqué le socialisme africain ou seulement utilisé le mot négritude.

On peut penser que l’homme en a conçu à la fin de sa vie quelque amertume, dans la mesure où il n’a jamais rien négligé pour laisser à la postérité une image de grand penseur. La série d’essais intitulée Liberté, où sont exprimées ses vues essentielles sur la culture et la politique, témoigne de cette ambition. Ces textes ne sont certes pas négligeables mais ils retiennent l’attention davantage par la qualité du style que par la profondeur et la rigueur de la pensée. Ils révèlent une vaste culture et un attachement sincère de Senghor à son terroir mais il y a en eux quelque chose de confus et de creux. Ils ont été presque complètement oubliés.

De toute façon, Senghor n’avait guère besoin de cela pour mériter la reconnaissance internationale qui est aujourd’hui la sienne. De Chants d’ombre en 1945 à Nocturnes en 1961, il n’est pas facile de surpasser sa production poétique. Et comme il l’a souvent rappelé, rien n’a jamais eu pour lui autant d’importance que la poésie.

C’est du reste autour de cet art majeur que sa rencontre à Paris avec le grand écrivain martiniquais Aimé Césaire prend tout son sens. Il en est né un mouvement d’idées, qui a donné lieu à une formidable effervescence intellectuelle sur tout le continent africain et parmi sa diaspora. Dans ces rudes batailles, Senghor a eu plus que sa part de coups. Stanislas Adotevi, Pathé Diagne, Mongo Beti et quelques autres lui ont en effet mené la vie dure, mettant tous en exergue sa trop grande proximité avec la France.

Et ce n’était tout de même pas sans raison que le chantre de la culture négro- africaine était aussi suspecté d’être le plus dévoué – pour ne pas dire le plus servile - collaborateur de l’ancienne puissance coloniale.

On sait le rôle important que joue la francophonie au service des desseins hégémoniques de la France en Afrique et dans le reste du monde. Senghor ne s’est pas contenté d’être un de ses Péres-Fondateurs – avec Habib Bourguiba de Tunisie et Hamani Diori du Niger. Il en a été le défenseur acharné au point de laisser sans doute parfois un peu perplexes les Français eux-mêmes par ses débordements amoureux à leur égard. Il en a tant fait que très tôt des doutes sérieux se sont élevés sur sa véritable nationalité. Tous les anciens militants du Rassemblement national démocratique (RND) se souviennent sans doute de la question régulièrement posée à chaque livraison de Taxaw, le journal du parti dirigé par Cheikh Anta Diop : « Est-il vrai que le président de la République du Sénégal a la nationalité française ? » En outre, dans toutes ses déclarations publiques, Cheikh Anta Diop dénonçait une indépendance purement nominale d’un pays où l’assistance technique française, constituée en gouvernement parallèle détenait sous de dérisoires grimaces de souveraineté, la réalité du pouvoir. Une universitaire française a récemment résumé le cas du poète de Joal – au cours d’une discussion amicale - par cette formule lapidaire et cruelle : « Senghor, c’était le colonisé introuvable. »

S’il a été inhumé à Dakar, au cimetière catholique de Bel-Air à Dakar, c’est à Verson qu’il a passé les vingt dernières années de sa vie. C’est dans cette même petite ville normande que se trouve, contre tout bon sens, le fonds Senghor. Quand il y est mort le jeudi 20 décembre 2001 une polémique très révélatrice a éclaté dans les médias. L’absence totale d’intérêt des autorités françaises pour l’événement a choqué de très nombreuses personnes au Sénégal et à l’étranger.

L’écrivain Erik Orsenna a ainsi signé dans le quotidien français Le Monde un article intitulé : « J’ai honte ! » On ne s’arrêtera pas sur l’hypocrisie de ce texte et de quelques autres de même inspiration. Il importe surtout de noter à quel point cette controverse est un aveu : au moment même où les Sénégalais pleuraient Senghor, il semblait évident pour tout le monde qu’il devait l’être autant dans toutes les chaumières de France et de Navarre. Se plaindre d’une telle ingratitude à son égard revenait à reconnaître avec une certaine candeur que Senghor avait toujours été au service de ce pays étranger. Avait-il servi ce pays davantage que son Sénégal natal ? Là est toute la question. Qu’il soit si malaisé d’y répondre suffit à montrer l’extrême complexité du personnage. Il faut, en tout cas, se garder de le simplifier. Le peuple sénégalais a probablement toujours vu en lui un homme d’une double fidélité. Il a préféré ne pas faire trop attention à sa troublante part d’ombre.

On a parfois envie de penser à une réconciliation dans l’au-delà entre Cheikh Anta Diop et Senghor. Cette idée est agitée de temps à autre par les héritiers partisans d’un cessez-le-feu posthume. Elle est non seulement noble et séduisante mais elle n’est pas absurde a priori. Dune certaine façon, les deux hommes de culture étaient au service du monde négro-africain, en utilisant chacun ses armes propres. Et de fait, les Sénégalais ont très souvent une égale admiration pour eux.

Mais s’en tenir à cela c’est perdre de vue d’autres aspects, tout aussi importants, du problème. Que deux personnalités d’une telle envergure et si radicalement différentes aient émergé au sein d’une même nation, en dit beaucoup sur l’ambiguïté de celle-ci. C’est également un problème et il faut oser l’affronter.

Chercher coûte que coûte à concilier les points de vue de Diop et Senghor équivaut à un refus d’assumer les contradictions, les paradoxes voire l’essentielle perversité de la société sénégalaise. Il ne s’agit certes pas de jouer l’un contre l’autre mais surtout de respecter la vie et la vision de chacun deux.

Cheikh Anta Diop, homme d’un seul combat - mené sur plusieurs fronts - est né le 29 décembre 1923 à Céytu - environ 150 kilomètres à l’Est de Dakar. A l’inverse de Senghor, personne na jamais pu déceler chez lui la moindre ambiguïté intellectuelle ou politique. Cela ne signifie nullement que l’homme était dogmatique. Il était au contraire très nuancé et prudent en dépit de la force contagieuse de ses convictions. Il est impossible de nos jours de parler du panafricanisme ou de l’origine négro-africaine de la civilisation égyptienne sans rattacher l’analyse à Cheikh Anta Diop. Il en est de même des langues qui sont dans sa pensée politique un facteur stratégique de la libération des peuples africains et de leur unité culturelle.

Diop est venu très tôt à Dakar, dès l’âge de treize ans. Il y a vécu auprès de sa mère dans le quartier populaire de la Médina et fréquenté le lycée Van Vollenhoven – aujourd’hui Lamine Guèye – qui était à l’époque et jusqu’à une date récente l’établissement secondaire le plus prestigieux de l’Afrique noire sous occupation française.

Il est à signaler que Cheikh Anta Diop en sort en 1945 titulaire des deux baccalauréats, scientifique en juin et littéraire en octobre. Le fait est exceptionnel mais peu surprenant : aux yeux de tous ceux qui l’ont approché au cours de ces années, le jeune Cheikh Anta Diop était un surdoué. Dès la classe de troisième, l’adolescent invente un alphabet destiné à une transcription unifiée de toutes les langues africaines. L’affaire n’a pas de suite mais montre l’enracinement précoce des idées de Cheikh Anta Diop ainsi que son attrait pour la recherche scientifique.

Il se rend en France grâce à une bourse de la municipalité de Dakar et se fait remarquer dans les milieux africains de Paris tant par son parcours universitaire exemplaire que par son activisme politique dans les mouvements anti-colonialistes.

Le 9 janvier 1960 reste une date majeure dans sa vie intellectuelle. C’est le jour de sa soutenance de thèse de doctorat d’Etat sur le sujet suivant : «  Etude comparée des systèmes politiques et sociaux de l’Europe et de l’Afrique, de l’Antiquité à la formation des Etats modernes  ».

Il convient de signaler que Diop avait dû renoncer à son sujet initial de recherche. Les opinions qui y étaient développées attaquaient de front celles en vigueur dans le monde académique dominant. Le jury n’avait pu être constitué en raison du caractère par ailleurs pluridisciplinaire de ce travail de recherche. Il sera très vite publié en 1954 sous le titre Nations nègres et Culture aux éditions Présence africaine. Quant à la présentation de la thèse signalée plus haut, elle est un événement tout simplement colossal. Tout ce que la France compte d’étudiants africains turbulents et progressistes était présent. Chacun comprenait bien que la démarche intellectuelle de Cheikh Anta Diop était un défi à la toute-puissante institution universitaire française. Les débats sont houleux et anormalement longs – plus de six tours d’horloge. L’étudiant Diop se défend pied à pied. Il n’est pas du tout impressionné par ces enseignants habitués à semer la terreur autour deux. Le moins que l’on puisse dire c’est que ce n’est pas une soutenance ordinaire, car les jeunes Africains présents en masse dans la salle Louis Liard de la Sorbonne expriment bruyamment leurs opinions, nettement favorables au candidat Cheikh Anta Diop, bien entendu.

La mention honorable qui est attribuée à son travail équivaut, dans le système français, à une interdiction d’enseigner pure et simple. C’est une double infamie. D’abord la Sorbonne ferme les yeux sur les mérites d’un des penseurs les plus profonds et féconds de son temps pour sanctionner de manière mesquine son esprit rebelle.

En second lieu, Cheikh Anta Diop rêvait de pouvoir transmettre ses connaissances aux jeunes Africains. Cela ne lui est pas permis. Le président Senghor n’hésitera pas plus tard à s’appuyer sur cette décision inique d’un jury de la Sorbonne pour lui interdire d’exercer toute fonction d’enseignement à l’université de Dakar. Par une de ces ironies dont l’Histoire a le secret, cette université porte aujourd’hui son nom. Il en est de même de l’Institut de recherche où Cheikh Anta Diop a travaillé – l’Institut fondamental d’Afrique noire, IFAN – et aussi, accessoirement, de la plus longue avenue de Dakar, celle qui passe justement devant l’université… !

Au-delà de ces hommages posthumes, il importe surtout de relever que l’interdiction d’enseigner a stimulé les ardeurs pédagogiques de Cheikh Anta Diop. L’homme n’était en effet pas du genre à se laisser abattre par l’adversité.

Le jour même de sa soutenance, Cheikh Anta Diop annonce dans la presse qu’il va rentrer au Sénégal. Il sait que d’autres combats l’y attendent. Au plan politique, pour une véritable indépendance du Sénégal mais également pour un Etat fédéral en Afrique noire. Au plan culturel – mais peut-on séparer ces deux instances ? – pour donner ou redonner aux Africains la fierté d’être eux-mêmes en leur montrant que leur civilisation est non seulement à l’origine mais aussi au cœur de toute l’évolution humaine.

De cet esprit d’une rare puissance, Césaire dira dans Discours sur le colonialisme : « Je ne m’étendrai pas sur le cas des historiens, ni celui des historiens de la colonisation, ni des egyptologues, le cas des premiers étant trop évident, dans le cas des seconds, le mécanisme de leur mystification ayant été définitivement démonté par Cheikh Anta Diop, dans son livre : Nations nègres et Culture – le plus audacieux qu’un nègre ait jusqu’ici écrit et qui comptera, à n’en pas douter, dans le réveil de l’Afrique. »*

Le savant sénégalais ne se contente pas de faire comme tant d’autres le constat que l’Afrique n’a jamais été une tabula rasa. L’intelligentsia occidentale dite éclairée était sans doute disposée à faire une telle concession. Diop ne veut pas se suffire de cela, il n’hésite pas à aller plus loin et à battre en brèche les idées les plus profondément ancrées dans la pensée de l’époque. Avec le recul, on est frappé par tant de témérité. Mais il ne s’agit ni d’un délire solitaire ni d’affirmations abstraites : Cheikh Anta Diop fournit des arguments de très grande valeur scientifique à ce qui, au mieux, était avancé jusque-là par les intellectuels africains sur un mode purement émotionnel.

Il est aussitôt marginalisé par l’égyptologie occidentale. Le plus frappant est le refus de prendre en compte son existence même. Mais Cheikh Anta Diop et les chercheurs africains acquis à ses thèses – en particulier le Congolais Théophile Obenga – continuent à creuser leur sillon. Lorsque l’Unesco lui demande de s’associer à la rédaction du volume de L’histoire générale de l’humanité relatif à l’Afrique, il assortit son accord d’une condition expresse : une rencontre scientifique doit réunir tous les égyptologues vivants et les résultats de leurs travaux discutés. L’Unesco se range à son avis et organise le colloque du Caire du 28 janvier au 3 février 1974 sur le thème : «  Peuplement de l’Egypte ancienne et déchiffrement de l’écriture méroitique.  »

C’est un véritable défi intellectuel que Cheikh Anta Diop s’impose. Le cadre restreint de cet exposé ne permet pas de s’étendre sur les discussions menées à cette occasion avec courtoisie, dans la pure tradition scientifique. A l’issue de cette rencontre, les thèses de Cheikh Anta Diop et Théophile Obenga se sont imposées. La conclusion officielle du colloque ne laisse planer aucun doute à ce propos. Voici le résumé qu’en donne le biographe de Cheikh Anta Diop :
«  Le colloque du Caire marque une étape capitale dans l’historiographie africaine, c’est-à-dire le travail d’écriture de l’histoire africaine. Pour la première fois des experts africains ont confronté, dans le domaine de l’égyptologie, les résultats de leurs recherches avec ceux de leurs homologues des autres pays, sous l’égide de l’Unesco.

Les participants... ont été frappés par la méthodologie de recherche pluridisciplinaire introduite par Cheikh Anta Diop et Théophile Obenga... Les recommandations du colloque reflètent la solidité de l’argumentation présentée par les deux Africains au cours des exposés et des débats et traduisent l’avancée scientifique qui en découle. Si le désaccord a persisté sur la composition ethnique de l’ancienne Egypte, en revanche il a été clairement reconnu que pour la langue et sur le plan culturel en général, l’Egypte pharaonique appartient à l’univers négro-africain. En particulier, l’egyptologue Serge Sauneron (décédé accidentellement quelques années après le colloque du Caire), spécialiste de la langue égyptienne, grammairien, initiateur de la réédition de l’imposant Catalogue de la fonte hiéroglyphique de l’Institut français d’Archéologie orientale, reconnaît que l’égyptien ancien n’est pas apparenté aux langues sémitiques. Il souligne, se ralliant à leur méthode de recherche, tout l’intérêt des travaux de comparaison linguistique présentés par Théophile Obenga et Cheikh Anta Diop.  »*

Il n’est pas étonnant qu’un tel homme ait été distingué déjà en 1966 avec l’Africain-Américain William B. Dubois - comme l’écrivain dont l’œuvre a eu la plus grande influence sur la pensée nègre. Cela se passait à Dakar, pendant le 1er Festival mondial des arts nègres. Tout le monde parle aujourd’hui de renaissance africaine - en particulier le président sud-africain Thabo Mbeki – comme d’un idéal à atteindre. Cheikh Anta Diop a non seulement forgé le concept dès 1948 (Quand pourra-t-on parler dune renaissance africaine ? in Le Musée vivant, numéro spécial 35/37, novembre 1948) mais a aussi insisté sur la restauration de la conscience historique et le rétablissement de la continuité historique qui en sont pour les Africains la condition sine qua non.

Il n’est pas sans intérêt de rappeler que Cheikh Anta Diop est ainsi publiquement honoré à l’occasion du Festival mondial des Arts nègres, organisé par le président Senghor...

Cela montre à quel point les relations entre les deux hommes étaient complexes.
Mais sur l’essentiel le francophile Senghor et l’anti-colonialiste Diop ne pouvaient guère s’entendre. Esprit tranquillement rebelle pendant toute sa vie, Diop a été une des grandes figures du Rassemblement démocratique africain (RDA).

La lutte entre Senghor et lui atteignit des sommets quand il fonda le 3 février
1976 le Rassemblement national démocratique (RND) Toute la vie politique du
Sénégal tourna alors pendant quelques années autour des tentatives faites par
Senghor pour priver Diop de toute possibilité d’expression dans un cadre organisé. Senghor prit prétexte d’un prétendu non respect des normes... grammaticales ( !) pour faire interdire Siggi, le journal créé par Diop. De son côté, ayant réussi à réunir autour de lui des courants significatifs de la gauche intellectuelle sénégalaise, Diop continua à dénoncer sans relâche le régime néo- colonial incarné par Senghor. Le pays était supposé souverain mais il abritait – cela n’a d’ailleurs pas encore changé en cette année 2005 – des bases militaires françaises et restait, aux plans économique et culturel, une chasse gardée de la France.

Cependant, vers la fin de sa vie, notamment avec le départ de Senghor du pouvoir, Diop perdit un peu de son influence politique. Son parti est miné par des dissensions internes et on peut dire de cet héritage-là qu’il est éclaté. Avec le recul on est frappé par le fait que dès le départ de Senghor du pouvoir, l’activité scientifique de Diop prend nettement le pas sur les préoccupations politiques immédiates. Est-ce une simple coïncidence ? On ne peut l’exclure a priori. Mais il est également possible que Diop ait préféré, avec l’arrivée d’une nouvelle génération aux affaires, prendre de la hauteur. Le fait est que certaines de ses conférences publiques les plus mémorables ont eu lieu entre 1982 et sa disparition en 1986. Il se rend à Londres, Niamey, Alger, Pointe-à-Pitre et Atlanta. Yaoundé est, en janvier 1986, son tout dernier déplacement, trois semaines avant sa mort. Il y est porté en triomphe à l’issue de sa conférence par des jeunes Camerounais aujourd’hui encore acquis à ses idées, comme presque partout en Afrique centrale. Entre deux voyages à l’étranger il avait, au Sénégal même, multiplié les interventions publiques à caractère scientifique : au colloque organisé par les Editions Sankoré, à des Journées de réflexion sur les relations entre la religion et la philosophie et à la Semaine culturelle de l’Ecole normale des Jeunes Filles de Thiès où il traite du thème « Làmmiñi réew mi ak
gëstu ».
Au-delà du thème abordé - langues nationales et recherche scientifique - cette conférence résume avec clarté les thèses centrales de la pensée de Cheikh Anta Diop.

Diop meurt brusquement à Dakar le 7 février d’une crise cardiaque. Une foule immense le conduit à Céytu, son village natal. Son tombeau est devenu un lieu de pèlerinage pour toute l’Afrique noire et sa diaspora.

Peut-être est-il prématuré de vouloir juger dès à présent de l’impact de Diop et Senghor sur leur peuple. On partira modestement de décembre 1981 : Senghor vient de se retirer du pouvoir et il ne reste à Cheikh Anta Diop que quatre années à vivre.

Dès que le poète désencombre l’horizon, a lieu une discrète désenghorisation.

Les sous-préfets commencent à s’intéresser beaucoup moins à Leo Frobenius et aux grandes orgues de la poésie claudélienne. Senghor va d’ailleurs passer les vingt dernières années de sa vie à Verson, en Normandie. Avec une élégance rare, il tiendra le pari de ne jamais intervenir dans la vie politique du Sénégal.

Quand il est élu le 29 mars 1984 à l’Académie française les Sénégalais en éprouvent, dans leur majorité, une grande fierté. Lorsqu’il lui arrive de revenir au Sénégal pour participer à une manifestation culturelle, sa présence, dans un théâtre ou ailleurs, provoque des attroupements : les citoyens ordinaires tiennent à lui marquer leur sympathie. Les hommes de culture, en particulier les artistes- plasticiens, se mettent à regretter publiquement son départ. On sent comme une discrète nostalgie de l’ère senghorienne, surtout en raison de ses réalisations en faveur de la culture. A l’inverse, son successeur Abdou Diouf passe pour un technocrate froid et peu intéressé par les oeuvres de l’esprit. Il faut ajouter à tout cela un signe qui ne trompe pas : aujourd’hui encore, les vrais inconditionnels de Senghor sont ceux qui l’ont pratiqué au quotidien. Ils n’ont absolument rien de commun avec les flagorneurs qui sévirent jadis dans l’entourage présidentiel.

Leur sincérité ne peut être mise en doute. Et eux se souviennent d’un leader politique d’une certaine rigueur morale, attentif à tout et à tous mais surtout d’une exquise courtoisie. On peut ajouter que malgré ses longues années à la tête de l’Etat du Sénégal, Senghor ne s’est pas enrichi.

* Cf : Cheikh MBacké Diop : Cheikh Anta Diop, l’homme et l’œuvre
Présence Africaine 2003

L’auteur, de formation scientifique lui-même, est le fils du savant. Cela aurait pu faire de son ouvrage un texte purement hagiographique. Au contraire, il a une telle conscience de ce risque qu’il refuse toute approche
polémique. Le résultat est une biographie dépouillée, d’une grande pudeur
et surtout soucieuse de restituer des faits avérés et vérifiables.

Vos commentaires

  • Le 2 novembre 2007 à 13:19, par diop doro mamadou En réponse à : LE SENEGAL ENTRE CHEIKH ANTA DIOP ET SENGHOR par Boubacar Boris Diop

    ce qui est le plus important à retenir de cheikh anta diop est la manière dont il a su montrer à toutes les populations du monde que la barbarie que l’on qualifié à ce continent des grands hommes n’est point codifié.par contre il a toujours etait un grand artisant à la lutte pour la revalorisation des valeurs africaines et la restauration de cette histoire tant soumise à des ambiguité très diverses. mais je voudrais simplement que les senegalais comprennent que senghor a été un pur produitn de l’occident et c’est par ce biais qu’il a continué la colonisation mais indirectement. nous senegalais avions rater le depart, pour le developpement mais bon peut etre qu’en continuantn à etudier les théorie de cheikh anta nous aurons une idée du developpent fulgurent.


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