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La mort programmée du documentaire

par Frank Eskenazi - Producteur

samedi 25 novembre 2006


Depuis quelques années, le documentaire connaît un succès inédit en France. La réussite de certains films en salles, ou sous forme de DVD, atteint des niveaux méconnus. Une bonne dizaine de chaînes câblées sont consacrées au documentaire, tandis que sa production se maintient à de niveaux raisonnables sur les chaînes du service public. Quelques films, jugé performants, accèdent même, depuis quelques années, au soleil du prim time. Le grand public n’a jamais connu une telle possibilité de rencontrer le documentaire et il n’est pas une conférence de presse des responsables de l’audiovisuel public sans que ne soient vantés ses
mérites et son apport en terme de diversité pour les grilles de programmes.

Que de monde autour du tombeau ! Car en réalité, le documentaire est en train de mourir. Il meurt sous les coups portés par ceux-là même qui prétendent lui donner enfin vie. Pour le comprendre, il faut tout d’abord définir de quoi nous parlons.

En commençant par réfuter une idée absurde : le documentaire ne se définit pas par rapport à la fiction. Il n’est pas un cinéma de non-fiction dans le sens où la fiction serait le domaine de la re-création et le documentaire celui du réel. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder un documentaire animalier. De quoi s’agit-il d’autre sinon de pure fiction montée à base d’animaux dont les comportements appartiennent à l’image mentale des hommes ? Faire un film, quel qu’il soit, c’est nécessairement recréer le monde. Produire un documentaire, ce n’est rien d’autre que d’essayer de voir le monde à travers un regard singulier, en considérant que la fiction du monde est un matériau suffisant en soi, sans qu’il faille la rejouer avec des comédiens.

La grandeur du documentaire réside dans cette fragilité même : il est un objet hybride, impur. Or, cet objet complexe, qui ne tient qu’au regard d’un réalisateur, n’entre plus dans le champ de ce que la télévision publique considère comme possible. Aucune attention ici ne sera prêtée à la télévision privée, dont la seule mission est la rentabilité ; le documentaire n’est que trop marginalement un genre rentable.

Il est intéressant sans doute de comprendre comment les documentaires se sont appauvris au fil du temps. Lorsque nous, producteurs, proposons un film à une chaîne, nous rencontrons un « chargé de programme ».
Notre problème, comme le sien, est d’abord de faire entrer le film dans une « case ». Elles sont regroupées soit par thème (histoire,
sciences-médecine, société française, découvertes-voyages, immigration-insertion, économie, etc.) soit par durée (26 minutes, 52 minutes, 90 minutes), soit par horaire de diffusion (prime time, 22 h 30, 23 h 30, 0 h 30 ou plus tard). Ces « cases » n’ont rien de honteux par elles-mêmes, si ce n’est leur existence qui rend malvenue tout projet atypique, inattendu. Un grand absent dans ces cases : le monde. Par manque d’audience, nous explique-t-on avec un geste d’accablement, la plupart des continents ont disparu, si ce n’est dans la case découvertes-voyages.

Et l’histoire, ce n’est pas toute l’histoire, c’est l’histoire en tant qu’elle est déjà historique, balisée, et susceptible de mobiliser nos passions
nationales. Fêter les anniversaires de la libération des camps, de la guerre d’Algérie, aide en outre à faire passer la pilule en inscrivant un film dans la préoccupation du moment. Le documentaire a besoin d’alibi.

Un même enrobage, bien que différent, s’impose pour la Société ou pour la Science, où apparaît l’obligation de ne s’intéresser qu’à des problèmes
déjà rebattus, déjà médiatisés par des personnalités célèbres. Les difficultés ensuite s’enchaînent. Après avoir découpé le monde en sujets, il convient que ceux-ci fassent le tour intégralement des films. Que les sujets remplissent les creux et les déliés. Qu’on ne s’en écarte pas. À la télévision, le sujet est roi.

Or, un sujet, ça n’existe pas. A partir d’un même
sujet (exemple : il y a cent ans, le capitaine Dreyfus
était gracié) bien des films sont possibles. Lequel
aura un regard, une façon qui lui est propre de mettre
en forme un « sujet » ? Car ce regard est à présent
vécu comme une contrainte : malheureusement,
semble-t-il, il faut un réalisateur.

Cette contrainte, le journalisme audiovisuel l’a
évacuée depuis longtemps. Il sait travailler avec
efficacité, sans se préoccuper trop du sens de ses
images et il ne se fait aucune illusion sur le fait
qu’un chat noir soit un chat noir. Ce savoir-faire,
propre au journalisme, intègre de plus en plus la
grammaire des « documentaires », notamment dans la
surabondance des commentaires. Que vienne à passer un
chat noir et nous entendons « ce chat est noir » . Or,
qu’est-ce qu’un commentaire sinon l’affirmation qu’il
n’y a qu’une seule vérité, celle du film ?

L’éventuel tremblement que doit inspirer un
documentaire entre ce qui est vrai ou pas, bon ou pas,
moral ou non, réel ou fantasmé, équivoque,
humoristique, avéré ou seulement possible, n’est plus.
Dans ces petits bureaux où nous nous retrouvons pour
présenter nos projets, un film n’est plus anticipé
pour ce qu’il recèle en lui de magie, de force,
d’émotion, mais en vertu de ce que le public est censé
ressentir.

Penser et ressentir à la place du public est le vrai
métier des chargés de programmes. Ils ne manquent pas
d’arguments. Le département à présent le plus puissant
des chaînes commerciales et publiques est celui des
études. Ces études, par l’intermédiaire
d’échantillonnages, de calculs, de données, d’indices
de correction, mesurent à la minute qui regarde quoi,
avec quel degré de satisfaction, hommes, femmes,
enfants. Lorsque vous zappez d’une chaîne à une autre,
ils le savent, ils savent même pourquoi. Mais de
quelles études s’agit-il ? Elaborées comment, selon
quels échantillons, avec quelles garanties
scientifiques, personne ne le sait ni ne le saura
jamais. Le département des études est le coeur
névralgique de la télévision car sa mission non dite,
sous couvert de satisfaction du public, est de
répondre aux attentes des annonceurs. Le département
des études ne souhaite pas une télévision qui
questionne le monde, mais l’intègre, le restitue. De
sorte qu’en regardant la télévision, il ne soit plus
jamais possible de quitter le monde qui fabrique la
télévision. Il n’y aura plus jamais de temps morts,
l’enjeu n’est plus qu’économique. Tout simplement, la
télévision est devenue ce qu’elle est, un média
mesurable à chaque seconde du jour et de la nuit, qui
ne sait vivre qu’en compétition et ignore la
tranquillité. L’une des conséquences les plus tristes
de ce découpage du monde en sujets est
l’appauvrissement sans fin des propositions. Comme M6
et TF1, les chaînes publiques brassent inlassablement
les principales structures sociales, connues et
rassurantes, grandes pourvoyeuses d’émotions. La
police, l’armée, les pompiers, l’hôpital, l’école, la
justice, la beauté, le mal du dos... Ces sphères
sociales ont l’immense avantage de bénéficier de
cadres aisément repérables. Une caserne, un tableau
noir, une blouse d’infirmière... Se dessine ainsi une
vision de la France (et de notre métier) tellement
normée qu’elle en devient absurde.

S’il fallait s’en tenir à de si nombreux « 
documentaires » diffusés par le service public, notre
vie serait d’une telle banalité qu’il y a fort peu de
chance qu’un vrai réalisateur s’intéresse jamais à
elle : après l’école, nous apprenons un métier, nous
rencontrons l’amour et nous partons en vacances...
Dans ce désert des émotions et ce trop plein de
péripéties, notons au passage qu’une catégorie sociale
échappe à tous coups à cette surreprésentation : la
vieillesse, qui manque pas mal de « glam ».

L’essence de la télévision, sa condamnation éternelle,
est d’être un média jeune. Le plus amer, c’est que
l’audiovisuel public possède un allié de taille dans
cette disparition annoncée : nous-mêmes, producteurs
et réalisateurs, qui en venons à nous autocensurer.
Pour sauver nos boutiques, nous devançons les désirs
du château. Nous en venons à comprendre les
préoccupations d’une télévision lancée à tombeau
ouvert, en renonçant par avance à nombre de projets
dont nous supposons les chances si maigres. Nous ne
proposons plus que des films a priori acceptables
selon des critères qui ont fini par nous coloniser,
rendant les réalisateurs à leur tour plus timorés
encore. De sorte qu’une partie du travail de
désintégration, c’est nous-mêmes qui l’effectuons.
Ainsi qu’il nous l’est fréquemment rappelé, il est
bien vrai que le public ne fait pas la différence
entre un reportage d’ Envoyé spécial et un
documentaire.

Les coulisses du dernier spectacle de Patrick Bruel,
c’est du « documentaire ». Loin de s’offusquer de
cette vérité que formule la rue, la télévision y voit
au contraire la possibilité de satisfaire une audience
que n’apporteraient jamais des films plus sensibles,
et parfois peut-être plus difficiles, tout en
s’appropriant la gloire attachée au mot documentaire.
Bien sûr, en toute honnêteté, la gravité de cette
situation n’empêche pas qu’il soit encore possible de
produire et réaliser de beaux films. Mais nous avons
de plus en plus le sentiment d’être des
contrebandiers, de satisfaire des plaisirs
clandestins. Ce qui est un comble, s’agissant du
service public, dont la mission proclamée est
d’innover et de donner davantage de présence aux
créateurs. Mais à l’inverse des émissions religieuses,
protégées par les églises, des émissions politiques,
nécessaires à l’exercice de la démocratie, qui prendra
la parole pour le documentaire ?

Cet objet dérangeant ne peut trouver sa place sans une
volonté, un peu surnaturelle, qui aurait discerné le
prix de cet inconfort. Le documentaire va mourir et
personne ne s’en inquiétera. Car le combat pour sa
défense n’apportera ni un téléspectateur ni un
électeur de plus. Il y aura peu de monde à son
enterrement, mais ce seront des gens bien.

- article paru dans Libération le 22 aout 2005 -

Voir aussi :

Vers une mise à mort du documentaire de création en Alsace ?


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