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Le Roi et l’Oiseau : poètes de tous les pays, révoltez-vous !

un chef-d’œuvre de Paul Grimault

samedi 1er octobre 2005


Poètes de tous les pays, révoltez-vous !


Comment dénoncer l’asservissement de l’art ? La séquence de l’usine, dans « Le Roi et l’Oiseau », chef-d’œuvre de Paul Grimault, critique radicalement l’asservissement de l’art en donnant à voir les rouages de la production artistique du royaume de Takycardie. La séquence met en évidence le caractère propagandiste des œuvres d’art, et dresse un parallèle entre l’organisation du travail dans l’usine et le fonctionnement du despotisme. C’est pourquoi la révolte finale du ramoneur et de l’oiseau, à la fin de la séquence, peut être lue comme une libération politique et une apologie de la liberté artistique défendue par Grimault et Prévert.

Un roi, un modèle


Au pouvoir absolu du roi correspond un unique sujet pour l’art : la figure du roi lui-même. Toute la production artistique du royaume se concentre en effet autour de cette figure, inlassablement reprise par tous les arts (peinture, sculpture), sous diverses poses (bustes, portraits en pied, à cheval...) et selon différentes échelles [1]. Le caractère obsessionnel de cette production artistique de masse - mis en évidence par la séquence de l’usine - répond à l’impératif d’omniprésence de la figure du despote : pour assurer sa propre subsistance, celui-ci doit surveiller ses sujets sans relâche et donc être ici et partout. Les reproductions du roi sortent donc de l’usine à la chaîne et parsèment la ville. Et l’on peut rapprocher cette omniprésence symbolique du roi dans la cité de celle, réelle, des policiers dans la ville : dans les deux cas, il s’agit de rappeler partout la présence et la force du pouvoir étatique. (Il n’y a que dans l’appartement du roi que d’autres œuvres d’art se donnent à voir, mais cet appartement est secret, et ces œuvres ne sont visibles que par lui).

Le fait que le roi soit l’unique modèle des arts suggère encore les idées suivantes : le despote incarne l’État à lui tout seul et le caractère absolu de son pouvoir l’amène à s’isoler de tous. De fait, la ville haute semble étrangement déserte, privée d’habitants en dehors du roi et de ses sbires.

La production artistique est fondamentalement propagandiste : les reproductions sont mensongères (au début du film, un artiste est châtié parce qu’il peint le strabisme du roi) et exaltent toujours la figure royale, que ce soit par la quantité (production de masse), la taille (gigantisme de certaines reproductions), ou les poses (on montre un héros et un homme d’action, souvent à cheval, parfois en train de combattre). Le cadrage renforce encore parfois ironiquement cette exaltation par l’usage de la contre-plongée.

Le productivisme et l’aliénation du travail

Le caractère despotique et absolu du pouvoir apparaît encore dans la description du productivisme à l’œuvre dans l’usine. L’obéissance des sujets du royaume est en effet figurée par le mode de travail, mécanique et aliénant. De même que la machine est un système entraîné par une impulsion ou une source d’énergie unique, les différents rouages de l’État sont activés par la seule personne du despote.

La présence policière dans l’usine (homme en armes, policier) renforce l’idée de cette comparaison entre l’organisation du travail et celle de la société (même omniprésence policière). Le rappel de l’absoluité du pouvoir se donne encore dans le décalage complet entre l’oisiveté du policier, qui mange nonchalamment et la suractivité des travailleurs. Les accents martiaux et militaires de la musique, ainsi que la forme des moules des sculptures du roi qui ressemblent à des obus, renforcent le rappel de la toute-puissance royale.
Enfin, la production artistique ressemble ici à n’importe quelle production industrielle standardisée : le travail se fait à la chaîne et en fonction de critères de rentabilité (on voit des courbes de productivité dans le bureau du superviseur ; un réveil, derrière un contrôleur, montre l’importance du temps de travail). Les ouvriers sont esclaves de la machine, pressés, surveillés, et le travail est parcellisé : chacun accomplit un geste unique, répétitif et absurde.

Une subtile dénonciation

La séquence ne cesse de dénoncer, de manière plus ou moins directe, le despotisme et l’asservissement de l’art. Le pouvoir absolu apparaît d’abord comme un simple vêtement d’emprunt (et non comme une caractéristique naturelle), puisqu’un plan profane ironiquement le secret de fabrication des rois : pour faire un roi, il suffit de poser une couronne !

Tout un jeu sur des couples de contraires permet de mettre en évidence le fonctionnement du royaume de Takycardie et de dénoncer ses abus. Le réel et l’apparent, le haut et le bas, ainsi que l’endroit et l’envers structurent en effet la critique orchestrée par Grimault. Les moulages des statues sont en effet montrés à l’envers et à l’endroit : à l’endroit, ils exaltent la figure royale ; à l’envers, on s’aperçoit que ces moulages sont totalement creux et que l’autorité royale ne repose sur rien.

La métaphore verticale ne cesse d’insister tout au long du film ; dans la séquence de l’usine, on distingue à deux reprises le haut (la tête) et le bas du corps. Une succession de deux plans sépare en effet les pieds de la statue gigantesque et sa tête ; plus tard, un même plan utilise la profondeur de champ pour répéter cette séparation.

La distinction du haut et du bas semble correspondre à une distinction entre le lieu de commandement (la tête) et le lieu de la simple exécution servile (le corps). Cette distinction renvoie aussi bien à la structure sociale du royaume qu’à l’organisation du travail dans l’usine.
La métaphore verticale est aussi celle du dessus et du dessous. Au-dessus est l’apparat (les statues), et l’ordre apparent, plus ou moins inacceptable ; mais au-dessous existe un monde encore plus terrible. Sous la trappe, on découvre en effet les travailleurs de l’ombre : ils sont vus en plongée, comme écrasés par leur tâche, qui semble purement physique [10]. Le « mouvement de caméra » (panoramique vertical) qui suit la découverte de ces travailleurs accentue encore l’organisation verticale de la séquence.

La révolte des personnages, enfin, peut être lue comme une remise en cause de la standardisation des images et une apologie du dessin animé tel que le pratique Grimault. La révolte rageuse, ludique et impertinente de l’oiseau et du ramoneur constitue en effet une libération face aux images standardisées et produites à la chaîne : libération pour eux (ils désobéissent et évacuent la colère contenue), mais aussi pour les images elles-mêmes, qui retrouvent leur vérité (le roi louche), leur liberté et leur originalité [11]. En ce sens, la séquence met en abyme l’obstination de Grimault lui-même, et son refus des images standardisées et bien-pensantes. Refusant de délocaliser la production de son film, Grimault s’est résolu à prendre son temps, à rester indépendant et à ne jamais verser dans les idées toutes faites sur ce que les enfants peuvent ou ne peuvent pas entendre et voir dans un dessin animé.

Benjamin Delmotte


Le Roi et l’Oiseau, un dessin animé de Paul Grimault (1980), scénario de Jacques Prévert et Paul Grimault, d’après La Bergère et le Ramoneur d’Andersen, avec les voix de Jean Martin (l’oiseau), Pascal Mazzotti (le roi), Raymond Bussières (le chef de la police), Agnès Viala (la bergère), Renaud Marx (le ramoneur).
1 h 21 min


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