ni un journal ni un blog
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Mongo BETI ET NOUSvendredi 5 janvier 2007 Par Boubakar Boris Diop, février 2002 (?) Dans les années 70, cela faisait très chic de se promener sur le campus de l’université de Dakar avec certains livres. C’était la grande époque des éditions Maspero et la faveur des étudiants allait bien évidemment aux textes de Cheikh Anta Diop, de Mao-Tsé-Toung, de Cabral et d’autres auteurs dont il n’était jamais question dans les amphis. Pendant que les professeurs glosaient doctement sur "Force-Bonté" ou "Crépuscule des temps anciens", nous les écoutions d’un air goguenard, l’esprit ailleurs. Mongo Beti, déjà célèbre en ce temps-là, était au programme. S’il a d’abord été pour nous un écrivain comme les autres, c’est surtout parce que nos professeurs avaient un art consommé du nivellement. Logeant toutes les fictions dans des grillles de lecture établies à l’avance, ils en gommaient par le fait même toutes les particularités. Dans un tel magma sémantique, il était facile de faire passer des auteurs anodins pour de redoutables ennemis de l’ordre colonial. A l’inverse, des ¦uvres aussi fortes que "Le pauvre Christ de Bomba" ou " Mission terminée" nous passaient littéralement sous le nez. Nous sentions bien dans la cruelle drôlerie de ces romans comme des résonances différentes mais cela n’allait pas plus loin. Avides d’idées simples et de solutions brutales, nous n’étions pas préparés à les comprendre. Nous étions, à dire vrai, des jeunes gens peu raisonnables et certains parmi nous ont peut-être même suspecté Beti d’être un écrivain "petit-bourgeois". La publication, en 1972, de "Main basse sur le Cameroun" a radicalement modifié et pour toujours notre rapport à Mongo Beti. Que ce pamphlet eût aussitôt été censuré par la France néo-coloniale ne pouvait, on l’imagine aisément, qu’ajouter à l’aura de son auteur. De cet ouvrage, lui-même dira plus tard avec son habituelle verve caustique qu’il "racontait le climat dans une ancienne colonie française redevenue colonie française". Et c’est bien ainsi que nous le perçûmes d’emblée, au point de le faire circuler de main en main pour pouvoir en discuter fiévreusement dans nos cercles d’études. A partir de la situation particulière du Cameroun, Beti y prenait position sur des questions politiques majeures et nous savions bien qu’il le faisait au péril de sa vie. Avec Fanon et Césaire, il a été de ceux qui nous ont aidés à mieux comprendre les causes et les mécanismes de notre aliénation. En nous proposant un vrai chemin de vie, il nous éloignait des gentilles fables, parfois amusantes, certes, mais surtout dérisoires de certains prosateurs en vogue. Du coup, nous nous sommes mis à relire toute son oeuvre avec des yeux neufs. De fait, la parution de chacun des textes de Beti devint petit à petit une sorte d’événement politique. Sa notoriété ne se limitait pas, loin s’en fallait, à la Fac de Lettres. Il n’était pas rare de voir un étudiant en médecine disséquer à perte de vue les états d’âme du Banda de "Ville cruelle" ou se moquer du tyran Ahidjo, alias Baba Toura. La bataille pour la levée de l’interdiction de "Main basse sur le Cameroun" fut aussi un peu la nôtre. On pourrait peut-être en trouver trace dans telle de nos déclarations, entre des grossiéretés bien senties à l’endroit de Jacques Foccart et la menace de faire sauter toutes les bases militaires françaises en Afrique. S’il est vrai qu’un écrivain est toujours identifié à un seul de ses livres, Beti restera sûrement pour nombre d’intellectuels africains l’auteur du brûlot qui nous a familiarisés avec la lutte de l’UPC et les noms de Osendé Afana, Félix Moumié et Ruben Um Nyobé. Nous pouvons nous définir, d’une certaine façon, comme la génération qui a lu "Main basse sur le Cameroun". Au-delà de leurs titres étranges, des romans comme "Trop de soleil tue l’amour" et "Branle-bas en blanc et noir", frappent par leur furie jubilatoire. Après quatorze années de silence entre "Le roi miraculé" et "Main basse sur le Cameroun", il avait peut-être envie de faire un sort à la littérature elle-même. Ses derniers textes donnent pourtant l’impression d’une boucle qui se referme, car Mongo Beti semble y avoir retrouvé la joie d’écrire de ses jeunes années, avec en prime l’amertume et le désir de foutre le bordel. Il est vrai aussi qu’à la fin de sa vie, il a souvent affirmé croire davantage à l’action politique directe qu’à celle menée par la plume. Il acceptera même de figurer sur une liste de députés, convaincu de pouvoir mieux défendre ses idées au Parlement que par de la fiction ou des essais. Et lorsqu’on interdit "Main basse sur le Cameroun", il fait la nique à ses censeurs en faisant exploser son propos dans "Perpétue" et "Remember Ruben", parus tous deux en 1974. C’est dire que cet authentique écrivain ne l’était que parce qu’il avait en horreur les littérateurs, leurs poses et leurs poncifs. Si l’Afrique n’a jamais manqué de théoriciens, surtout à l’époque des luttes de libération nationale, il reste un des rares, avec le Kenyan Ngugi Waa Thiong’O, à avoir pleinement réalisé sa double vocation de romancier et de penseur politique. A travers ses romans, ses essais et de courageuses prises de positions, Beti avait fini par être pour nous le symbole même de l’intellectuel libre, prêt à payer pour ses convictions et ne se reconnaissant d’autre maître que sa conscience. Mais il faut bien l’avouer aujourd’hui, notre histoire avec lui ne fut pas toujours très belle. Pendant quelques années, Mongo Beti a peut-être été bien seul. Arrivés à l’âge adulte, ceux qui l’avaient adulé continuaient à respecter l’écrivain prestigieux tout en se démarquant de son combat contre la Françafrique. Cette quasi rupture peut s’expliquer banalement par une certaine désaffection vis-à-vis du débat idéologique et par le désir de chacun de se faire enfin une place au soleil. On appelle cela s’assagir. Pour certains d’entre nous, les choses n’étaient pourtant pas aussi simples. Peut-être étions devenus à notre corps défendant des êtres flottants, imprécis, à l’image des héros tourmentés de Sassine et de Mudimbé. C’était simple : nous n’étions plus ni pour ni contre rien, le désespoir nous tenait lieu de raison de vivre et dans cette exquise confusion mentale, il ne nous était plus possible d’entendre les claires paroles de Mongo Beti. Dans beaucoup de colloques d’écrivains africains, il s’est distillé à voix basse des choses assez méchantes sur l’auteur camerounais. Jeunes et moins jeunes lui reprochaient son ton cassant, sa dureté à l’égard des autres en faisant mine d’oublier qu’il était bien plus exigeant pour lui-même. Il était facile de voir que même absent, l’ombrageux et solitaire Beti continuait à être notre mauvaise conscience. A peine installé, il ouvre ce qu’il appelle lui-même, dans un entretien avec Alain-Patrice Nganang, "la première vraie librairie du Cameroun depuis l’indépendance". Et de préciser qu’elle doit en partie son succès au fait qu’il a, lui, le courage de vendre cette littérature politique dont raffolent les Camerounais et que personne n’osait leur proposer. En 1997, Titus Edzoa, ancien ministre et médecin personnel de Biya, est jeté en prison sans autre forme de procès. Beti, qui ne le connaît même pas, met en place un comité pour sa libération. " C’était une question de principe, dira-t-il deux ans plus tard, je ne l’ai jamais vu mais chaque fois que la question des droits de l’homme se pose, je me lève pour protester". En novembre 1998, il lance "SOS Libertés et Nature", une association visant à conditionner l’exploitation des ressources naturelles à la promotion et au respect des libertés fondamentales. Convaincu que l’écrivain doit être, selon sa propre expression, "un citoyen de référence’, il se bat aussi en faveur des paysans spoliés de leurs terres. En février 2000, il crée avec sa femme Odile Tobner et quelques amis, dont Abel Eyinga, un "Comité pour le rapatriement des fonds publics détournés par M. Paul Biya au profit d’une secte étrangère". Les sommes concernées ont été estimées à plusieurs milliards.
L’objectif de cette présence obstinée sur le font social est évident : l’écrivain entend aider, par sa notoriété, à l’émergence d’une société civile camerounaise qui ferait contrepoids à une dictature devenue totalement ruineuse et presque délirante. Et puisqu’il sait mieux que quiconque qu’un tel pouvoir est à la solde de Paris, il salue à sa manière le vingtième anniversaire de l’accession de la gauche française au pouvoir : "François Mitterrand, déclare-t-il en mai 2001 sur une radio internationale, a mené une politique africaine cynique". Il ne s’est jamais lassé de dire sa haine de l’arbitraire et de fustiger la mainmise de la France sur le continent, comme le prouvent sa "Lettre ouverte aux Camerounais" et, en 1993, "La France contre l’Afrique, retour au Cameroun". Et au procès de Xavier-François Verschave, il était encore là pour témoigner en faveur de l’auteur de "Noir silence". Chacun de nous a lu les réponses brèves et rageuses de Odile Biyidi aux hypocrites messages de condoléances de Paul Biya et de Ferdinand Oyono. Que l’on ait osé malmener ainsi la mémoire d’un si grand homme sitôt après son dernier souffle, ne signifie pas qu’il avait été rejeté par les siens, bien au contraire. C’est son fils Emmanuel Alexandre, fier d’un père "qui a été enterré comme il a vécu, c’est-à-dire très modestement", qui le dit dans une interview au Messager : "J’ai été frappé par la qualité des relations qu’il entretenait avec certaines personnes et qui s’est manifestée dans ses derniers moments ainsi que pendant ses obsèques". Ceux qui sont venus ricaner au bord de la tombe de Beti n’ont rien à voir avec les Camerounais opprimés qu’il a toujours aimés et défendus. Ils auraient pu dire, comme le fils de l’écrivain qu’il a " beaucoup donné et même tout donné pour le Cameroun. On pourrait même considérer qu’il est mort à force de travailler". Les milieux littéraires africains ont eu, quant à eux, une réaction révélatrice d’une certaine gêne à la mort de Mongo Beti. Après avoir salué l’importance de son ¦uvre, on n’a pas manqué de mettre en évidence l’extraordinaire singularité de l’écrivain. Pour une fois, tout le monde est allé droit à l’essentiel : en dépit des intimidations politiques et des pressions sociales, il a réussi à rester debout jusqu’à la fin. Tous les intellectuels des pays pauvres savent que c’est toujours cela le plus difficile. On s’est aussi étonné, comme dans le quotidien "Cameroon Tribune" du 10 octobre 2001, qu’il n’ait pas eu les récompenses qu’aurait dû lui valoir son génie littéraire. Cet étonnement a de quoi surprendre si on sait à quel point ces formes de reconnaissance sont manipulées. Elles supposent du talent, certes, mais surtout un très bon caractère. Bien des réputations littéraires, passées ou actuelles, se sont construites en Afrique sur le reniement et le mensonge, derrière les apparences d’un fier refus de l’ordre établi. Les babioles que l’on gagne à ce jeu-là, Mongo Beti ne les a jamais prises au sérieux. Jadis, nos rois se laissaient subjuguer par de la verroterie avant de brader leurs nations au conquérant. Le même procédé, différent dans la forme, continue à tenir nos élites intellectuelles et politiques en laisse. Un petit bout de phrase dans la bouche du jeune Medza donne à penser que Beti eut très tôt du dédain pour les honneurs. C’est sûrement là que réside le secret de son invulnérabilité. Beti est avec Sembène Ousmane, Cheikh Anta Diop, Ayi Kwei Armah et quelques autres, de ceux qui nous invitent à ne pas écrire couchés. Sans jamais se courber devant personne, il a réussi à faire d’un simple pseudonyme un cri de ralliement. Sa vie durant, il a haï l’hypocrisie, le vain folklore et les faux-fuyants. Il est resté fidèle, jusqu’au martyre, à sa passion de la liberté. Et pour nous qui l’avons tant admiré et redouté, c’est la leçon de dignité qui reste de lui, à l’heure des comptes. Sa mort donne un sens nouveau à une existence bien remplie. Elle ancre son action politique et son oeuvre littéraire dans l’éternité. Elle le confirme comme un de ces repères dont nous continuons à avoir si grand besoin. Voir aussi : "L’Afrique au-delà du miroir" : un livre de Boubacar Boris DIOP |
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